— Une sœur que nous aurons oublié avoir connue, conclut Melaine en souriant.
Alors qu’elle s’éloignait en compagnie de Bair, Amys prit la direction du site de Voyage. Surprise, Aviendha dut presser le pas pour la rattraper.
— Tu peux porter tes vêtements, cette fois, dit Amys. Ce sera le signe de ton statut. En principe, je te conseillerais d’aller à pied jusqu’à Rhuidean, même si nous savons Voyager, à présent. Mais il faut parfois oublier les coutumes. Cela dit, tu ne devras pas Voyager directement jusqu’à la ville. Je te suggère de te déplacer ainsi jusqu’à la forteresse des Rocs Froids puis de continuer à pied. Pour que ton voyage soit enrichissant, tu devras passer un moment dans la Tierce-Terre.
— J’aurai besoin d’une outre d’eau et de vivres…
— Tout ça t’attend à la forteresse. Nous avions prévu que tu franchirais le pas – et même plus vite que ça, si on pense à toutes les perches que nous t’avons tendues.
Sous le regard de la… de sa collègue, Aviendha baissa les yeux.
— Tu n’as aucune raison d’avoir honte. Ce fardeau, c’est sur nous qu’il pèse. Malgré les taquineries de Bair, tu t’en es bien sortie. Certaines femmes subissent des punitions grotesques pendant des mois avant de se rebeller. Nous avons dû être très dures, mon enfant. Plus qu’avec n’importe quelle apprentie « prête » que j’ai connue. Mais le temps presse, sais-tu ?
— Je comprends, oui… Merci pour tout.
Amys soupira.
— Tu nous as forcées à être très imaginatives. N’oublie jamais cette période ni la honte que tu as ressentie, parce que c’est celle que subit chaque da’tsang – sans avoir de porte de sortie, contrairement à toi.
— Que faites-vous si une apprentie déclare être prête après seulement quelques mois de formation ?
— On la fouette puis on l’envoie creuser des trous et les reboucher. Mais à ma connaissance, ce n’est jamais arrivé. Encore qu’avec Sevanna, ce n’est pas passé loin…
Aviendha s’était souvent demandé pourquoi les Matriarches avaient accepté la Shaido sans regimber. Maintenant, elle savait. La « déclaration » avait suffi, forçant Amys et les autres à se résigner.
Amys tira sur son fichu.
— Les Promises qui veillent sur le site de Voyage auront un paquet pour toi. Quand tu seras à Rhuidean, va jusqu’au centre, où tu trouveras les colonnes de verre. Traverse-les puis reviens ici. Profite de tes longues journées de marche. Nous t’avons poussée si dur pour que tu puisses avoir ce répit pour méditer. Très certainement, ce sera le dernier avant longtemps.
Aviendha hocha la tête.
— La bataille approche.
— C’est ça, oui. Quand tu auras traversé les colonnes, reviens ici très vite. Nous devrons parler de la meilleure manière de… gérer le Car’a’carn. Depuis hier, il a changé.
— Je comprends…
— Pars, et surtout, reviens !
Amys avait insisté sur son dernier mot. Certaines femmes ne survivaient pas à Rhuidean.
Aviendha chercha le regard de la Matriarche et acquiesça. Pour elle, et à plus d’un titre, Amys avait été une seconde mère.
Après un ultime et ô combien rare sourire, la Matriarche tourna le dos à Aviendha – comme les deux autres, un peu plus tôt.
La jeune Aielle jeta un dernier coup d’œil en direction du manoir, où Rand parlait toujours avec les intendants. Le moignon dans son dos, il agitait l’autre bras, ponctuant une conversation animée. Même s’il ne regardait pas vers elle, l’Aielle lui sourit.
Je reviendrai pour toi…
Gagnant le site de Voyage, elle récupéra son paquetage puis ouvrit un portail qui la déposerait à une saine distance de la forteresse des Rocs Froids, près d’une formation rocheuse appelée la Lance de la Promise. De là, elle foncerait jusqu’à la forteresse puis se préparerait.
Le portail s’ouvrit sur l’air sec typique du désert.
Aviendha franchit le seuil, le cœur enfin débordant de joie après ce qu’il venait de se passer.
Son honneur était de retour.
— Je suis sortie de la ville par une poterne qui donnait sur le fleuve, dit Shemerin en s’inclinant devant les Aes Sedai pressées sous la tente. En réalité, ça n’a pas été si difficile, une fois que j’ai eu quitté la tour pour me retrouver en ville. Mais je n’ai pas osé emprunter un pont. Il ne fallait pas que la Chaire d’Amyrlin sache ce que je faisais.
Les bras croisés, Romanda observait son ancienne collègue. À la lumière des flammes de deux lampes de cuivre, six sœurs écoutaient le récit de la fugitive. Bien que Romanda ait tout fait pour qu’elle ne soit pas informée de la rencontre, Lelaine était là. Contrairement aux espérances de sa rivale, la mince sœur bleue n’avait pas été occupée par sa campagne de promotion personnelle au point de dédaigner un événement si « anodin ».
Siuan était là aussi. Apparemment, elle s’était accrochée à Lelaine comme des bernacles à la coque d’un navire.
En digne sœur jaune – l’Ajah de la guérison –, Romanda se réjouissait qu’on ait découvert une façon de soigner les femmes calmées. Cela dit, dans un coin de sa tête, elle déplorait que Siuan en ait bénéficié. Comme si avoir Lelaine sur les bras ne suffisait pas !
Contrairement à beaucoup de femmes dans le camp, Romanda n’avait pas oublié le caractère obstiné de la Chaire d’Amyrlin déchue. Moins puissante dans le Pouvoir, Siuan Sanche restait sûrement égale à elle-même en matière de machinations et de coups tordus.
Sheriam était présente aussi, bien entendu. Et elle avait pris place à côté de Lelaine. De plus en plus renfermée sur elle-même, elle conservait à peine la dignité minimale d’une Aes Sedai. Une sacrée imbécile ! Il fallait la destituer, tout le monde en avait conscience. Si Egwene revenait un jour – Romanda espérait que oui, ne serait-ce que pour saboter les plans de Lelaine –, ce serait le moment idéal pour choisir une nouvelle Gardienne.
Magla complétait l’assistance.
Sans se laisser emporter, évidemment, Romanda et Lelaine s’étaient querellées sur l’identité de la première sœur qui interrogerait Shemerin. La seule solution équitable, avaient-elles conclu, serait qu’elles s’en chargent ensemble. Shemerin appartenant à l’Ajah Jaune, Romanda avait pu organiser la réunion sous sa tente. Voir Lelaine débouler avec Siuan et Sheriam dans son sillage avait été un sacré choc. Mais le nombre maximal d’assistantes n’avait jamais été fixé. Du coup, Romanda n’avait que Magla avec elle.
Assise sur son autre flanc, la sœur aux épaules carrées écoutait la confession de Shemerin. Romanda aurait-elle dû demander que quelqu’un d’autre vienne ? Retarder l’audition pour ça aurait paru très suspect.
« Audition » était le bon terme, car il ne s’agissait pas vraiment d’un interrogatoire. Sans tenter de se dérober, Shemerin répondait à toutes les questions. Installée sur un tabouret, elle avait refusé qu’on y ajoute un coussin.
En de très longues années, Romanda n’avait jamais vu une femme plus déterminée à se punir elle-même. La pauvre petite…
Petite, mon œil ! rectifia Romanda. Une vraie Aes Sedai, quoi qu’elle en dise. Elaida, sois maudite de l’avoir transformée en une telle loque.
Shemerin avait appartenu à l’Ajah Jaune. Non, elle en faisait toujours partie !
Elle parlait depuis presque une heure, n’éludant aucune question sur ce qui se passait à la Tour Blanche.
Siuan avait été la première à vouloir en savoir plus sur son évasion.
— S’il te plaît, Aes Sedai, pardonne-moi d’avoir cherché du travail dans le camp sans être venue te voir. Mais en fuyant la tour, j’ai violé la loi. Comme une Acceptée qui sort sans permission, je suis une fugitive. Découverte, j’étais sûre de récolter une montagne de punitions.