Munis de torches, des Champions patrouillaient dans le camp au cas où cette attaque n’aurait été qu’un prélude.
La fumée lui agressant les narines, Romanda songea qu’elle contemplait les cendres de tout ce qu’elle avait jamais possédé en ce monde.
La tour devait être réunifiée – à n’importe quel prix. Pour que ça arrive, Romanda était-elle disposée à s’incliner devant Elaida ? Remettrait-elle une robe d’Acceptée si ça pouvait permettre que les sœurs soient unies lors de l’Ultime Bataille ?
Impossible de se décider… Et c’était presque aussi perturbant que l’invasion de cafards.
27
Le Hongre Pompette
Comme de bien entendu, Mat n’avait pas pu s’éclipser du camp sans les Aes Sedai. Maudites bonnes femmes !
Le jeune flambeur chevauchait sur la route défoncée, mais la Compagnie ne le suivait pas. En revanche, trois sœurs l’accompagnaient, ainsi que deux Champions, cinq soldats, Talmanes, un cheval de bât et Thom. Au moins, Aludra, Amathera et Egeanin n’avaient pas insisté pour venir. La colonne était déjà bien assez importante comme ça.
Des grands pins flanquaient la route, l’odeur de leur sève flottant dans l’air. Partout, les trilles des pinsons de montagne retentissaient gaiement.
Jusqu’au coucher du soleil, il restait des heures. En fait, Mat avait fait stopper la Compagnie dès midi.
Pour l’heure, il chevauchait un peu en avant des Aes Sedai et des Champions regroupés. Après qu’il eut refusé les chevaux et les fonds de Joline, les sœurs ne lui auraient certainement pas permis de marquer un autre point. Pas alors qu’elles pouvaient le forcer à les conduire au village, où elles passeraient au moins une nuit dans une auberge, avec baignoire à volonté et lit douillet.
Mat n’avait pas tenté de résister en donnant de la voix. Il détestait qu’on bavasse au sujet de la Compagnie, et les femmes, sœurs comprises, ne pouvaient pas s’empêcher de cancaner.
Cela dit, il y avait peu de chances que la Compagnie traverse ce village sans faire de remous. Si une patrouille seanchanienne s’aventurait sur ces pistes de montagne sinueuses…
Eh bien, Mat devrait seulement faire avancer ses troupes vers le nord à un rythme régulier. Inutile de se lamenter là-dessus.
De plus, perché sur Pépin le long de cette route, la brise faisant onduler ses cheveux, il commençait à se sentir de nouveau bien. Pour cette virée, il avait choisi une de ses vieilles vestes – rouge avec un liseré marron –, la laissant déboutonnée pour exposer la chemise brune qu’il portait dessous.
Désormais, ce serait ça, son nouveau quotidien. Débouler dans un village, jouer aux dés à l’auberge, conter fleurette à quelques serveuses…
Plus question de penser à Tuon. Que le Ténébreux emporte les Seanchaniens ! Elle devait se porter à merveille, pas vrai ?
Non… À l’idée de tenir des dés, ses mains le démangeaient d’impatience. Il y avait trop longtemps qu’il ne s’était plus assis pour disputer une partie avec des gens ordinaires. Des gens aux joues un peu crasseuses et au langage rude, mais au cœur aussi noble que celui de n’importe qui d’autre.
Et plus pur que celui de bien des seigneurs.
Talmanes chevauchait juste devant Mat. Sans nul doute, il rêvait d’une taverne plus distinguée où il aurait pu se joindre à une partie de cartes, plutôt que de dés. Mais il risquait de ne pas y avoir de choix. De bonne taille – sûrement assez pour pouvoir prétendre être une petite ville –, le village ne pouvait pas avoir plus de trois ou quatre auberges. Une palette très limitée…
De bonne taille…, pensa Mat en souriant tout seul.
Il retira son chapeau et se gratta la nuque. Hinderstap n’aurait que trois ou quatre auberges, ce qui en faisait déjà une petite ville. Par le passé, Mat aurait affirmé que Baerlon était une grande cité. Aujourd’hui, il avait conscience qu’un vulgaire Hinderstap était presque aussi grand.
Un cheval se plaça à la hauteur de Pépin. Pour la millième fois, Thom était en train de lire la fichue lettre. Pensif, il semblait vouloir dévorer les mots du regard.
— Pourquoi ne la ranges-tu pas ? demanda Mat.
Thom leva les yeux de sa relique. Pour le convaincre de venir, Mat n’avait pas ménagé ses efforts. Mais le trouvère avait besoin de se distraire un peu.
— Je suis sérieux, Thom. Je sais que tu as hâte de partir sauver Moiraine. Mais ça n’arrivera pas avant des semaines. Relire ces mots finira par te rendre nerveux.
Thom acquiesça et plia la lettre avec une ferveur religieuse.
— Tu as raison, Mat. Mais je trimballe cette lettre depuis si longtemps… Maintenant que je te l’ai montrée, je me sens… Eh bien, j’ai hâte de passer à l’action.
— Je comprends, souffla Mat en sondant l’horizon.
Moiraine… La tour de Ghenjei… En plissant les yeux, il l’aurait presque vue briller dans le lointain. C’était ça, sa destination, Caemlyn n’étant qu’une étape sur son chemin.
Si Moiraine était encore en vie… Quelles seraient les conséquences ? Et comment réagirait Rand ?
Cette future mission comptait parmi les raisons qui poussaient Mat à s’offrir une bonne nuit de flambe. Pourquoi avait-il accepté d’accompagner le trouvère ? Ces maudits serpents et renards, il n’avait aucune envie de les revoir un jour.
Mais comment aurait-il pu laisser Thom y aller seul ? Dans l’enchaînement des faits, quelque chose se révélait inévitable. Comme s’il savait depuis toujours qu’il lui faudrait affronter de nouveau ces créatures. Deux fois, elles l’avaient roulé dans la farine. Et les Eelfinn, avec les souvenirs qui ne lui appartenaient pas, avaient réussi à le manipuler en beauté. Ça lui faisait un compte à régler avec eux – au moins.
Mat n’avait jamais été fou de Moiraine. Ça ne signifiait pas qu’il la laisserait entre les mains des bouffons, et qu’elle soit une sœur ne changeait rien à l’équation. Si un Rejeté avait été incarcéré chez ces fichus monstres, il aurait chevauché ventre à terre pour le libérer.
Une Rejetée était peut-être prisonnière avec la sœur. Après tout, Lanfear avait basculé en même temps qu’elle dans le portail. Si c’était elle que Mat trouvait, chez les serpents et les renards, que ferait-il ? Libérerait-il cette abomination ?
Tu es un imbécile, Mat Cauthon. Pas un héros, juste un crétin fini…
— Nous irons chercher Moiraine, Thom. Tu as ma parole – que la Lumière me brûle si je mens ! Nous la sauverons. Mais d’abord, il nous faut trouver un lieu sûr pour la Compagnie – et glaner des informations. Bayle Domon dit savoir où est la tour, mais je ne me sentirai pas à l’aise tant que nous n’aurons pas été dans une grande ville, pour entendre des rumeurs et des récits. Quelqu’un doit bien pouvoir dire quelque chose… De plus, nous aurons besoin de vivres, et on ne trouvera pas ce qu’il nous faut dans ces villages de montagne. Si possible, nous devons atteindre Caemlyn. Avec peut-être une étape à Quatre Rois.
Thom acquiesça, mais Mat vit qu’il regimbait à l’idée de laisser plus longtemps Moiraine en captivité – torturée ou la Lumière savait quoi d’autre. Dans les yeux bleus limpides de Thom, il y avait désormais une ombre. Pourquoi s’inquiétait-il tant ? Que représentait Moiraine pour lui ? Davantage qu’une Aes Sedai parmi les autres ? Celles qui avaient coûté la vie à son neveu ?
— Que la Lumière brûle tout ça, Thom ! Nous ne sommes pas censés penser à ce qui ne va pas. On est partis pour une bonne nuit de dés et de rigolade. En espérant qu’il y aura un peu de place pour une chanson ou deux.