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Thom parut un peu moins sinistre. L’étui de sa harpe était attaché à sa selle. Qu’il aurait été bon de le voir le rouvrir !

— Tu prévois de jongler pour gagner ta pitance, apprenti ? demanda le trouvère, les yeux pétillant de malice.

— Ce sera toujours mieux que de souffler en vain dans une fichue flûte ! marmonna le jeune flambeur. Pour ça, j’ai toujours été nul. En revanche, Rand s’en sortait très bien.

Des couleurs tourbillonnèrent dans la tête de Mat. Puis une image se forma : Rand, assis seul dans une pièce. Les jambes écartées, il portait une chemise brodée, une veste noir et rouge ouverte et toute froissée. Une main sur le front, il semblait lutter contre une migraine. Son autre main…

Bon sang ! son bras gauche se terminait par un moignon. La première fois que Mat avait vu ça – quelques semaines plus tôt –, ça l’avait plus que troublé. Comment Rand avait-il perdu une main ? Dans cette posture, immobile, il semblait à peine vivant. Pourtant, ses lèvres bougeaient, comme s’il marmonnait tout seul.

Rand, que la Lumière te brûle ! Que mal es-tu en train de te faire ?

Par bonheur, Mat était très loin de Rand.

Remercie ta chance, mon vieux !

Ces derniers temps, la vie n’était pas rose, mais au moins, le jeune flambeur n’était pas collé aux basques de Rand. Un ami d’enfance, certes. Mais qui aurait eu envie de battre la campagne avec un type promis à devenir fou et à tuer tous ses proches ? L’amitié était une chose, et la stupidité une autre. Lors de l’Ultime Bataille, ils combattraient ensemble, c’était entendu. En quoi ça empêchait Mat d’espérer être à l’autre bout du champ de bataille, très loin des cinglés qui manipuleraient le saidin ?

— Rand…, fit Thom avec un soupir. Ce garçon aurait pu devenir un sacré trouvère, tu peux me croire. Et même un grand barde, s’il avait commencé plus jeune.

Mat secoua la tête pour en chasser la vision.

Que la Lumière te brûle, Rand ! Fiche-moi la paix !

— C’étaient des jours heureux, pas vrai, Mat ? fit Thom. Nous trois, descendant la rivière Arinelle.

— Avec des Myrddraals qui nous poursuivaient sans qu’on sache pourquoi. Des jours heureux ? C’est très relatif. Tu as oublié les Suppôts des Ténèbres qui tentaient de nous planter un couteau entre les omoplates ?

— C’est mieux qu’un gholam et une bande de Rejetés, non ?

— Donc, tu préfères avoir un nœud coulant autour du cou qu’une épée dans le ventre. C’est ça ?

— Un nœud coulant, on peut s’en débarrasser, Mat. Avec une épée dans le bide, on ne peut plus faire grand-chose.

Mat hésita… puis éclata de rire avant de masser la cicatrice, sur son cou.

— Sur ce point, je suppose que tu as raison. Oui, je suppose… Mais pour aujourd’hui, si on oubliait tout ça ? On pourrait faire comme quand tout allait bien, il y a des lustres de ça…

— Je doute que ce soit possible.

— Bien sûr que si !

— Sans blague ? demanda Thom, amusé. Tu veux recommencer à croire que le vieux Thom Merrilin est le type le plus sage et le plus expérimenté que tu connaisses ? Tu entends redevenir le bouseux qui s’accrochait à ma veste chaque fois qu’on traversait un village comptant plus d’une auberge ?

— Minute, l’ami ! Je n’étais pas si nul que ça !

— Je demande à ne pas répondre, votre honneur…

— J’ai presque tout oublié, avoua Mat en se grattant le crâne. Mais je me souviens que Rand et moi ne nous en sommes pas si mal sortis, après avoir été séparés de toi. En tout cas, on a fini par arriver à Caemlyn. Et on t’a rapporté ta fichue harpe en parfait état, pas vrai ?

— J’ai quand même remarqué quelques entailles…

— Mon œil ! Pour un peu, Rand aurait dormi avec ce fichu instrument. Alors qu’on crevait de faim au point de bouffer nos bottes – si on n’en avait pas eu besoin pour marcher –, il n’a même jamais envisagé de la vendre, ta harpe !

Dans la mémoire de Mat, ces jours-là étaient… pleins de trous, comme un seau en fer bouffé par la rouille. Mais il avait reconstitué quelques fragments.

— Nous ne pouvons pas retourner en arrière, Mat, lâcha Thom. Pour le meilleur ou pour le pire, la Roue a tourné, et elle continuera, comme la lumière continuera à décliner, les forêts à s’obscurcir, les orages à gronder et le ciel à se déchirer. Oui, elle tournera. La Roue n’est pas l’espoir, et elle se moque de tout. Elle existe, simplement. Mais tant qu’elle ne s’arrêtera pas, des gens pourront espérer et se soucier du monde. Pour chaque lumière qui meurt, une autre naît, et chaque tempête qui éclate finit un jour par cesser. Tant que la Roue tourne, Mat. Oui, tant qu’elle tourne…

Avisant un trou profond, dans la route, Mat tira sur les rênes pour que Pépin le contourne. Devant, Talmanes conversait avec les soldats.

— Thom, on dirait une chanson, ton truc…

— Oui, fit le trouvère, presque comme s’il soupirait. C’en est une, mais oubliée par la plupart des gens. J’en ai découvert trois versions, toutes avec les mêmes paroles, mais des airs différents. Je crois que ce paysage m’y a fait penser… On dit que c’est Doreille en personne qui a écrit le poème originel.

— Le paysage ? fit Mat, surpris. Une route et des pins ?

— Cette route est très vieille. Antique, même… Antérieure à la Dislocation, je suppose. Les paysages de ce genre se retrouvent souvent dans les chansons et dans les récits. Si je ne me trompe pas, ce coin s’appelait les collines Fendues. Dans ce cas, nous sommes dans le défunt Coremanda, tout près de l’allonge de l’Aigle. Je te parie, si on grimpait en haut des plus hautes collines, qu’on y trouverait de très vieilles fortifications.

— Où est le rapport avec Doreille ? demanda Mat, mal à l’aise. Elle était la reine de l’Aridhol.

— Elle est venue ici… Dans l’allonge de l’Aigle, elle a écrit plusieurs de ses très grands poèmes.

Que la Lumière me brûle ! pensa Mat. Je m’en souviens.

Il se revit debout sur les remparts d’un vieux fort, au sommet d’une montagne, occupé à surveiller une route sinueuse pendant qu’une horde d’hommes, précédés par des étendards violets, gravissaient le versant sous une pluie de flèches. Les collines Fendues… Une femme sur un balcon. La reine, rien que ça…

Il frissonna et chassa ce souvenir. L’Aridhol comptait parmi les antiques nations disparues depuis l’époque où Manetheren était encore une puissance. Et la capitale de l’Aridhol se nommait… Shadar Logoth.

Mat n’avait plus senti l’influence de la dague au rubis depuis très longtemps. À dire vrai, il n’était pas loin d’avoir oublié ce qu’il éprouvait quand il était lié à l’arme – s’il était possible d’oublier une chose pareille. Parfois, cependant, il se souvenait du rubis, rouge comme son sang. Alors, le vieux désir, la vieille envie s’insinuait de nouveau en lui.

Mat secoua la tête pour en chasser ces souvenirs. Enfin, il était censé s’amuser, aujourd’hui !

— Que d’aventures nous avons vécues, Mat, dit Thom. Ces derniers temps, je me sens vieux. Comme un tapis mis à sécher au vent, ses motifs ternis alors qu’ils brillaient jadis de mille feux. Parfois, je me demande si je te suis encore utile. On dirait que tu n’as plus besoin de moi.

— Quoi ? Bien sûr que j’ai besoin de toi, mon ami.

Le vieux trouvère dévisagea son compagnon.

— L’ennui, avec toi, c’est que tu mens vraiment très bien. Pas comme tes deux copains…

— Je suis sincère ! Je suppose que tu pourrais partir de ton côté pour aller raconter des histoires un peu partout. Mais par ici, les choses risquent de mal tourner, et tes sages conseils me manqueraient. Crois-moi, ce n’est pas du bla-bla. Un homme a besoin d’amis dignes de confiance, et je mettrais chaque jour ma vie entre tes mains.