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— Tu as peut-être raison, dit Mat à Talmanes – qui regardait le soleil avec autant d’angoisse que le bourgmestre…

Les derniers rayons rasaient les toits, conférant aux tuiles grises des reflets orange.

Derrière les nuages, le soleil couchant faisait ses adieux provisoires.

— On y va, alors ?

— Non, on reste.

Dans la tête de Mat, les dés cessèrent de rouler. Si soudainement qu’il s’en pétrifia. Venait-il de prendre la mauvaise décision ?

— On reste, répéta-t-il. À ce jour, je n’ai jamais fui devant un coup de dés, et je n’ai pas l’intention de commencer.

Des cavaliers revenaient, des sacs de grain en travers de leur selle. Avec quelques pièces, on obtenait vraiment n’importe quoi des gens. Alors que d’autres cavaliers approchaient, un jeune garçon rejoignit le bourgmestre.

— Maître Barlden, dit-il en tirant sur la manche reprisée du notable. Maman vous fait dire que les Aes Sedai n’ont pas fini de se laver. Elle essaie de les faire sortir de là, mais…

Le bourgmestre se raidit et jeta un regard mauvais à Mat.

— Tu crois que j’ai la moindre influence sur ces femmes ? demanda le jeune flambeur. Si j’essaie de les faire accélérer, elles prendront deux fois plus de temps. Que quelqu’un d’autre s’occupe de leur cas.

À présent, Talmanes observait les ombres qui s’allongeaient, partout dans la rue.

— Que la Lumière me brûle ! s’exclama-t-il. Si des spectres apparaissent de nouveau…

— Ici, c’est autre chose, dit Mat, alors que les derniers arrivants jetaient leurs sacs de grain au-dessus de la cargaison.

Le chariot débordait. Une sacrée quantité d’achats, dans un village de cette taille.

Juste ce qu’il fallait à la Compagnie pour ne pas crever de faim avant la prochaine agglomération. Le tout ne valait pas l’or du coffre, mais ça équivalait à ce que Mat avait perdu. Avec un petit bonus, cependant. Le chariot et les chevaux, peut-être. De solides équidés, bien soignés si on en jugeait par leur pelage et leurs sabots.

Mat voulut dire que ça suffisait, mais il remarqua que le bourgmestre parlait à voix basse avec un groupe d’hommes. Six costauds en quasi-haillons et hirsutes. L’un d’eux faisait de grands gestes en direction de Mat et il brandissait une feuille de parchemin. Barlden secoua la tête, mais le type insista.

— Qu’y a-t-il encore ? marmonna Mat.

— Mon ami, le soleil…, souffla Talmanes.

Éjectés par le bourgmestre, les types mal habillés s’éloignèrent en maugréant.

Les joueurs, presque au complet, s’étaient massés au centre de la rue. Presque tous sondaient l’horizon.

— Bourgmestre, lança Mat, ce sera suffisant ! Jette les dés !

Barlden hésita, dévisagea Mat puis baissa les yeux sur les dés, surpris comme s’il avait oublié leur présence.

Alors que les villageois hochaient la tête, pressés d’en terminer, Barlden ferma le poing et secoua les dés.

S’agenouillant, il les jeta sur le sol, entre Mat et lui.

Ils roulèrent en produisant ce qui parut un vacarme assourdissant au jeune flambeur.

Depuis quand ne s’était-il plus inquiété du résultat d’un coup de dés ? S’agenouillant, il regarda les cubes d’ivoire rouler dans la poussière. Si quelqu’un d’autre lançait les dés, comment réagirait sa chance ?

Le tirage apporta une réponse sans appel. Un double « quatre », soit une combinaison gagnante d’entrée.

Mat lâcha un très long soupir de soulagement.

— Mat…

Talmanes tira sur la manche du jeune flambeur, l’incitant à lever les yeux. Si quelques villageois jubilèrent, ils firent aussi grise mine que les autres quand on leur eut expliqué qu’un lancer gagnant du bourgmestre signifiait qu’ils avaient perdu.

Alors que la tension devenait palpable, Mat croisa le regard de Barlden.

— File, lâcha le bourgmestre, écœuré. Prends tes gains, fiche le camp et ne reviens plus.

— Eh bien, fit Mat, plus détendu, merci pour la partie. Et…

— Filez ! beugla le bourgmestre.

Alors que les dernières lueurs du soleil couchant sombraient à l’horizon, il fit signe aux villageois d’entrer dans l’auberge. Le Hongre Pompette, un nom difficile à oublier.

Quelques hommes s’attardèrent, lorgnant Mat d’un air hagard ou hostile, mais le bourgmestre les poussa sans ménagement dans l’auberge. Fermant la porte, il laissa seuls dans la rue Mat, Talmanes et les soldats qui avaient récupéré le coffre.

Un calme irréel s’abattit sur Hinderstap. Plus une âme qui vive dans les rues. N’aurait-on pas dû entendre des échos de voix monter de la taverne ? Des cliquetis de chopes, ou des grognements de perdants frustrés ?

— Eh bien, fit Mat, sa voix se répercutant de façade en façade, une bonne chose de faite.

Il approcha de Pépin et le calma, parce qu’il commençait à s’agiter.

— Tu vois, Talmanes… Il n’y avait aucune raison de s’inquiéter.

À cet instant, les premiers cris retentirent.

28

Une nuit à Hinderstap

— Que la Lumière te brûle, Mat ! rugit Talmanes en retirant son épée du ventre d’un villageois qui gesticulait comme un fou.

Le militaire ne jurait presque jamais.

— Oui, qu’elle te brûle et te rebrûle, jusqu’à la fin des temps !

— Moi ? riposta Mat en tranchant avec sa lance noire le tendon d’Achille de deux types en gilet vert.

Les villageois s’écroulèrent dans la poussière, les yeux ronds de rage.

— Moi ? Est-ce que j’essaie de te tuer, Talmanes ? Accuse les villageois, pas moi !

Le militaire réussit à se hisser en selle.

— Ils nous ont dit de partir !

— Exact, admit Mat. (Il saisit les rênes de Pépin et le tira à l’écart du Hongre Pompette.) Et maintenant, ils essaient de nous tuer. Pourquoi me blâmer alors qu’ils se comportent comme de très mauvais hôtes ?

Des cris et des hurlements montaient de tout le village. Colère, terreur, souffrance, il y en avait pour tous les goûts.

De plus en plus de types sortaient de la taverne avec une seule idée en tête : tuer tout ce qui bougeait. Certains fondaient sur Mat, Talmanes et les Bras Rouges. D’autres attaquaient leurs propres compagnons, leur arrachant la peau du visage avec les ongles. Des combattants sans une once de compétence, même pas fichus d’utiliser comme armes des pierres, des chopes ou des bâtons.

Mais on était bien au-delà d’une rixe de taverne. Ces gens tentaient de s’entre-tuer. Sur le sol, une demi-douzaine de cadavres ou d’agonisants gisaient déjà, et d’après ce que Mat apercevait à l’intérieur de l’auberge, un massacre y était en cours.

Pépin trottinant à côté de lui, Mat tenta d’approcher du chariot. Le coffre plein d’or gisait dans la rue. Par chance, les fous furieux ne s’y intéressaient pas plus qu’à la nourriture chargée sur le chariot.

Comme Harnan et Delarn, Talmanes reculait avec Mat, chacun des trois tenant son cheval par la bride.

Des tueurs assoiffés de sang fondirent sur les deux types que Mat avait mis hors d’état de nuire. Leur cognant la tête contre le sol, ils s’acharnèrent jusqu’à ce qu’ils ne bougent plus. Puis ils tournèrent les yeux vers Mat et ses trois compagnons.

Sur leurs traits s’afficha une incroyable voracité. Une expression incongrue, chez des hommes en gilet propre, les cheveux impeccablement coiffés.

— Par les fichues cendres ! cria Mat en sautant en selle. À cheval !

Harnan et Delarn n’eurent pas besoin de se le faire dire deux fois. Rengainant leur lame, ils sautèrent sur leur monture.

Une meute de villageois déferla, bientôt contenue par Mat et Talmanes. Le jeune flambeur se forçait à ne pas porter de coups mortels, mais les villageois se révélèrent assez forts et rapides pour qu’il soit contraint de sauver sa peau. S’ils parvenaient à l’arracher à sa selle, ce serait terminé.