Le brave garçon !
Tout en ouvrant la poitrine de deux nouvelles ombres, le jeune flambeur approcha de Delarn.
Mais la silhouette du Bras Rouge s’écroula soudain sur un tas de probables cadavres. Hurlant de rage, Mat sauta par-dessus un mort et atterrit un peu plus loin, sa lance orientée vers le bas. La pointe s’enfonçant dans quelque chose de mou, il eut un mouvement sec, pour neutraliser cet adversaire, puis, avec l’embout de son arme, en expédia un autre au sol.
Tendant un bras, il aida une silhouette à se relever. Un juron bien senti lui apprit que c’était Delarn.
— On file d’ici ! ordonna Mat.
Il entraîna le Bras Rouge jusqu’à Pépin, qui attendait courageusement dans la nuit. Par bonheur, les cinglés ne semblaient pas s’intéresser aux animaux.
Mat poussa Delarn vers l’équidé, puis il se retourna pour combattre la meute de villageois qui l’avait suivi. De nouveau, il dut frapper à l’aveuglette jusqu’à ce qu’un bref répit lui donne l’occasion de voir que Delarn avait réussi à se hisser en croupe. Mais il semblait avoir du mal à ne pas basculer dans le vide. Était-il grièvement blessé ? On aurait bien dit…
Par le sang et les fichues cendres !
Mat se tourna vers les agresseurs et balaya l’air avec sa lance histoire qu’ils reculent un peu. Mais ils se fichaient d’être blessés. Si redoutable que fût un adversaire, ils avançaient tête baissée.
Bientôt, ils eurent encerclé le jeune flambeur. Encore un peu, et un fou, attaquant par-derrière, ferait tomber Delarn de selle.
Quelque chose brilla dans la nuit – comme le reflet d’une lointaine lumière. L’agresseur s’écroula.
Un deuxième éclair, et un villageois tomba aussi – devant Mat, cette fois.
Soudain, un cavalier et sa monture blanche déchirèrent la nuit. Un autre couteau zébra l’air, faisant une troisième victime.
— Thom ! cria Mat dès qu’il eut reconnu la cape.
— Sur ton cheval ! lança le trouvère. Je vais être à court de couteaux.
Mat frappa deux autres villageois, puis il se retourna et sauta en selle, certain que Thom couvrirait ses arrières.
De fait, des cris de douleur retentirent dans son dos. Un instant plus tard, un fracas caractéristique annonça l’arrivée imminente de plusieurs cavaliers. Devant cette charge, les villageois s’éparpillèrent.
— Mat, espèce de crétin ! beugla Talmanes.
Plissant les yeux, Mat vit que le Cairhienien chevauchait un des providentiels équidés.
Mat sourit à son ami, fit volter Pépin… et rattrapa de justesse Delarn. Le Bras Rouge était encore vivant – pour preuve, il bougeait un peu –, mais son flanc était poisseux de sang. Lâchant les rênes, Mat le retint de son mieux et guida Pépin avec ses genoux. Cette technique d’équitation répandue sur les champs de bataille, il ne la connaissait pas consciemment. Ses maudits souvenirs la maîtrisant à la perfection, il l’avait enseignée à Pépin.
Thom prit la tête, et Mat le suivit, tenant Delarn d’une main et sa lance de l’autre. Talmanes et Harnan vinrent le flanquer. Dans cette formation, le groupe fendit la masse de villageois fous et fonça vers l’auberge.
— Courage, mon gars ! lança Mat à Delarn. Tiens le coup. Les Aes Sedai ne sont pas loin. Elles te guériront.
Le Bras Rouge murmura quelque chose.
— Que racontes-tu ?
— « Avant de suivre Mat quand il ira danser
Avec le Grand Faucheur quelques pas de quadrille. »
Le gaillard chantait pour se donner du cœur au ventre !
— Génial ! lança le jeune flambeur.
Devant eux, des lumières brillaient – celles de l’auberge, vit aussitôt Mat. Avec un peu de chance, ils trouveraient dans cet enfer un endroit où le cerveau des villageois n’avait pas fondu comme du fromage de chèvre sur une tartine mise au four.
Hélas, ça ne semblait pas bien parti. Cette lumière, c’était celle de boules de feu qui passaient derrière les fenêtres du second niveau.
— Au moins, fit Talmanes, on dirait que les Aes Sedai sont vivantes. C’est déjà ça.
Des silhouettes étaient massées devant l’auberge. À la lueur des boules de feu, on voyait qu’elles s’entre-tuaient, comme tout un chacun à Hinderstap.
— On passe par-derrière, proposa Thom.
— D’accord ! répondit Mat en contournant les fous furieux.
Talmanes, Thom et Harnan le suivirent, cette fois. Tandis qu’ils traversaient une sorte de jardin, Mat implora sa chance d’éviter qu’un cheval mette le pied dans un trou ou glisse sur une racine. Une chute, et ils auraient gagné un aller simple pour le désastre.
Dans la cour de derrière silencieuse, le jeune flambeur tira sur ses rênes. Avec une agilité qui démentait ses plaintes de « vieux type », Thom sauta de selle et se mit à surveiller le coin du bâtiment, histoire de voir s’ils étaient suivis.
— Harnan ! dit Mat en désignant les écuries avec sa lance. Va chercher les chevaux des sœurs. Essaie de les seller, mais tiens-toi prêt à partir à n’importe quel moment. Si la Lumière le veut, nous sortirons de ce village et il ne faudra pas longtemps pour qu’on soit à l’abri. Ces fichues Aes Sedai pourront monter à cru.
Harnan salua dans le noir, sauta de selle et courut vers les écuries. Mat le suivit du regard assez longtemps pour être sûr que personne ne le traquait, puis il parla à Delarn :
— Tu es toujours avec moi, mon gars ?
— Oui, Mat. Mais j’ai pris un coup dans le ventre qui…
— Nous avons rejoint les Aes Sedai. Tout ce qu’il te reste à faire, c’est tenir assis sur ce cheval. Tu as saisi ?
Delarn hocha la tête. Le voyant très faible, Mat hésita, mais le Bras Rouge s’empara des rênes. Le jugeant déterminé à résister, le jeune flambeur se laissa glisser à terre.
— Mat ! l’appela Delarn.
— Oui ?
— Merci d’être venu à mon aide.
— Je n’aurais pas abandonné un de mes hommes à ces dingues. Mourir au combat, pourquoi pas ? Mais pas dans le noir, contre des fous. Je devais faire quelque chose… Talmanes ! Essaie de nous trouver de la lumière.
— Je m’en occupe déjà, répondit le Cairhienien.
Il venait de dénicher une lanterne, qu’il alluma avec son silex et son morceau d’acier. Dès que ce fut fait, il baissa le volet, pour qu’on ne voie pas la lueur de trop loin.
— Personne ne nous suit, annonça Thom en approchant de sa démarche claudicante.
Mat hocha la tête. À la lumière de la lanterne, il découvrit que Delarn était vraiment en piteux état. Le ventre ouvert, oui, mais aussi le visage en sang, un œil fermé et son uniforme en lambeaux.
Mat sortit un mouchoir, se hissa sur la pointe des pieds et appuya sur la plaie au ventre du Bras Rouge.
— Fais bien pression, dit-il. Qui t’a fait ça ? Les villageois n’ont pas d’armes.
— Sauf celui qui m’a volé mon épée. Jusqu’à ce que je la lui reprenne, il s’en est plutôt bien servi.
Talmanes avait ouvert la porte de derrière. D’un signe de tête, il informa Mat que la voie était libre.
— On revient bientôt, promit le jeune flambeur.
Sa lance brandie, il gagna la porte et fit signe à Talmanes et à Thom. Ensemble, ils entrèrent dans l’auberge.
La porte donnait sur les cuisines. Mat sonda la pièce obscure, mais Talmanes lui tapota le bras puis désigna plusieurs petits tas, sur le sol. En orientant la lanterne, les deux hommes virent qu’il s’agissait de trois ou quatre marmitons – dix ans à peine – qui gisaient sur les carreaux, le cou brisé. Mat regarda ailleurs, mobilisa son courage et avança.
Lumière ! Des gamins, massacrés lors de cette explosion de folie collective.
Thom secoua tristement la tête, puis il suivit Mat et Talmanes. Ils trouvèrent le cuisinier un peu plus loin dans un couloir, occupé à défoncer le crâne de l’aubergiste. Enfin, d’un homme en tablier blanc, en tout cas. Sa victime étant presque morte, le cuisinier se tourna vers Mat et Talmanes.