Voyant la folie briller dans les yeux de l’homme, Mat lui traversa le cœur sans enthousiasme, histoire de l’empêcher de donner l’alerte.
— On se bat le long des marches, annonça Talmanes.
— Il doit y avoir un escalier de service, souffla Mat. L’endroit est assez chic pour ça.
Après avoir remonté deux couloirs, les trois hommes trouvèrent effectivement un escalier de service un rien branlant. Sa lance brandie, Mat prit une grande inspiration et entreprit de gravir les marches, en direction du second niveau, où devaient se trouver les Aes Sedai.
Dès qu’ils furent dans le couloir, l’odeur de la chair brûlée leur agressa les narines. À l’étage, les murs étaient en bois peint en blanc et un tapis couleur châtaigne couvrait le parquet.
Mat fit signe à Talmanes et à Thom. Avec une belle synchronisation, ils bondirent en avant.
Aussitôt, une boule de feu fondit sur eux. Mat se jeta en arrière, bousculant Talmanes, et évita de justesse le projectile. Thom se plaqua au sol avec toute l’agilité d’un trouvère, et la boule passa au-dessus de lui.
— Par les maudites cendres ! cria Mat. Quelle mouche vous a piquées ?
Après un long silence, la voix de Joline retentit :
— Cauthon ? C’est toi ?
— Et qui veux-tu que ce soit ?
— Comment aurais-je su ? Vous avanciez furtivement, arme au poing. Vous voulez vous faire tuer ?
— Non, on veut vous sauver !
— On te donne l’impression d’avoir besoin de secours ?
— Vous êtes toujours coincées ici, non ?
Un long silence suivit.
— Pour l’amour de la Lumière, finit par lancer Joline, vous voulez bien avancer ?
— Si tu ne nous bombardes pas de boules de feu, marmonna Mat.
Il avança, Talmanes le suivit et Thom se releva souplement.
Mat découvrit que les trois Aes Sedai avaient pris position sur le palier de l’autre escalier. Dans ce sens-là, Teslyn et Edesina continuaient à envoyer des boules de feu sur des villageois invisibles. À leurs cheveux humides et à leur robe en désordre, Mat devina que les trois sœurs s’étaient habillées à la hâte, au sortir du bain.
Ses cheveux plus trempés que ceux des autres, Joline portait une robe de chambre blanche – assez entrouverte pour dévoiler ce qu’il y avait dessous.
Impressionné, Talmanes ne put s’empêcher de siffler.
— Ce n’est pas une femme, mon vieux, lui souffla Mat. Une Aes Sedai, il ne faut surtout jamais la prendre pour une femme !
— Je m’y efforce, Mat, mais c’est difficile… Que la Lumière me brûle !
— Si tu n’es pas prudent, c’est cette furie qui te brûlera. (Mat tira sur son chapeau, l’inclinant légèrement vers l’avant.) En fait, elle vient juste d’essayer…
Talmanes soupira à pierre fendre. Ensemble, les trois hommes allèrent rejoindre les sœurs. Les deux Champions de Joline et les trois Bras Rouges, arme au poing, se tenaient dans la salle de bains. Dans un coin, une dizaine de domestiques étaient saucissonnés et bâillonnés. Deux jeunes filles – des assistantes de toilette, probablement – et des hommes en gilet et pantalon. Apparemment, la robe de Joline, découpée en bandes, avait fourni l’essentiel des liens. Pour cet usage, la soie était bien supérieure aux serviettes en laine.
En haut de l’escalier, juste au-dessous des Aes Sedai, Mat distingua faiblement plusieurs cadavres qui avaient succombé à cause de l’acier, pas des flammes.
Joline jeta à Mat un regard sans ambiguïté. Tout ça, c’était sa faute ! Elle croisa les bras, refermant ainsi sa robe de chambre. À cause de l’œil égrillard de Talmanes, ou par pure coïncidence ?
— Nous devons partir, dit Mat. Le village entier est en proie à la folie.
— Impossible, lâcha Joline. On ne peut pas laisser ces serviteurs à la merci de la foule. Il faut trouver maître Tobrad et s’assurer qu’il va bien.
— C’est l’aubergiste ? demanda Mat tandis qu’une nouvelle boule de feu dévastait l’escalier de luxe.
— Oui.
— Trop tard… En bas, son cerveau a repeint en partie les murs. Mais tu as bien entendu ? Le village entier est devenu fou. Ces domestiques, ils ont tenté de vous tuer, c’est ça ?
— Exact.
— Abandonnons-les. Nous ne pouvons rien pour eux.
— Mais si nous attendons jusqu’à l’aube…
— Pour quoi faire ? Carboniser tous les gens qui tenteront de monter ? Les boules de feu sont visibles de loin, et ça attire de plus en plus de cinglés. Pour les arrêter, il faudra les tuer tous.
Joline consulta ses collègues du regard.
— En bas, j’ai un Bras Rouge blessé, et j’entends qu’il sorte de cet enfer vivant. Pour les serviteurs, il n’y a rien à faire. Je crois que les hommes ont tué les fous furieux qui gisent en haut de l’escalier. Avant que vous vous soyez senties assez menacées pour utiliser le Pouvoir… Joline, tu sais que rien ne les arrêtera…
— D’accord, capitula la sœur. On vient avec vous. Mais on emmène les deux servantes. Blaeric et Fen les porteront.
Mat soupira – il aurait voulu que les Champions aient les mains libres, en cas de problème –, mais il ne discuta pas. Faisant signe à Thom et Talmanes, il s’impatienta tandis que les Champions soulevaient les jeunes filles et les hissaient sur leur épaule.
Ensuite, le groupe descendit l’escalier de service, Talmanes ouvrant la marche tandis que Mat et les Bras Rouges la fermaient.
À l’autre bout du couloir, des cris de joie mêlée de haine retentirent quand les villageois comprirent qu’il n’y aurait plus de boules de feu.
Il y eut des bruits sourds, puis des grincements de porte qu’on ouvre. L’estomac retourné, Mat imagina le sort qu’allaient subir les serviteurs ligotés.
Quelques instants plus tard, le petit groupe déboula dans la cour. Aux pieds de Pépin, Delarn gisait sur le sol. Agenouillé près de lui, Harnan leva les yeux et lança :
— Mat, il est tombé de selle, et…
Edesina fit signe au Bras Rouge de se taire. Puis elle fonça et se pencha vers Delarn. Quand elle ferma les yeux, Mat sentit son médaillon devenir glacé sur sa peau. En frissonnant, il imagina le flot de Pouvoir qui se déversait du corps de la sœur pour envahir celui du blessé.
C’était presque aussi terrible que de passer l’arme à gauche ! Oui, presque. Mat serra le médaillon à travers sa chemise.
Delarn se raidit soudain. Puis il ouvrit les yeux et inspira.
— C’est fait, annonça Edesina en se relevant. La guérison l’a secoué, mais je suis arrivée à temps.
Harnan avait sellé et sorti les chevaux des sœurs, des Champions et des Bras Rouges. Le brave gars !
Une fois en selle, les sœurs ne purent s’empêcher de regarder derrière elles.
— On dirait que les ténèbres rendent ces gens fous, dit Thom pendant que Mat aidait Harnan à remonter en selle. Comme si la Lumière se détournait d’eux, les livrant aux Ténèbres…
— Rien que nous puissions changer, dit Mat en enfourchant Pépin, derrière Delarn.
Après une guérison, le Bras Rouge était trop faible pour chevaucher tout seul. Mat jeta un coup d’œil aux serveuses, pliées en deux sur le devant de la selle de chaque Champion. Les yeux brillant de haine, elles se débattaient contre leurs liens.
Mat se tourna vers Talmanes, qui venait d’accrocher leur lanterne à un poteau. Ouvrant le volet, il éclaira vivement la cour. Un chemin menait vers le nord, s’enfonçant dans l’obscurité. Tout ce dont Mat avait besoin !
— En avant, dit-il en talonnant Pépin.
La petite colonne le suivit.
— J’avais dit qu’il fallait partir, marmonna Talmanes tout en regardant en arrière. Mais tu voulais jouer ton dernier coup…
Mat, lui, ne tourna pas la tête pour voir ce qu’il laissait derrière lui.
— Ce n’est pas ma faute, Talmanes. Comment aurais-je pu savoir que s’attarder un peu les transformerait en bêtes fauves ?