— Les prisonnières, grogna Fen.
Soudain, Mat remarqua que les deux silhouettes étendues près des Champions n’étaient plus là. Furieux, il avança en jurant.
Talmanes cessa de ronfler et se redressa à demi.
Les liens improvisés gisaient sur le sol. Et les villageoises avaient fichu le camp.
— Que s’est-il passé ? demanda Mat.
— Je… Je n’en ai aucune idée… Elles étaient là il y a quelques minutes. C’est fou.
— Tu as somnolé ?
— Fen n’aurait jamais commis une faute pareille, dit Joline.
Toujours vêtue de la robe de chambre blanche, elle s’assit dignement.
— Mat, dit Thom, nous avons vu ces filles il n’y a pas cinq minutes.
Talmanes lâcha un juron puis réveilla les cinq Bras Rouges. En bien meilleure forme, Delarn se leva comme si sa guérison n’était plus qu’un lointain souvenir.
Les Champions auraient voulu lancer des recherches, mais Mat désigna le village, en contrebas.
— Toutes les réponses sont là… Thom, tu viens avec moi. Talmanes, tu veilleras sur les sœurs.
— Matrim, dit Joline, nous n’avons pas besoin qu’on « veille » sur nous.
— Compris, fit Mat. Thom, tu viens avec moi. Joline, veille sur mes soldats. Quoi qu’il en soit, vous resterez tous ici. Je ne veux pas d’un groupe dans mes pattes.
Mat ne laissa pas aux sœurs la possibilité de discutailler. Une minute après sa tirade, Thom et lui chevauchaient déjà en direction du village.
— Mon garçon, qu’espères-tu trouver ?
— Aucune idée… Si je le savais, je ne me précipiterais pas comme ça.
— Bien raisonné…
Dès qu’ils furent assez près, Mat repéra les premières bizarreries. Ces chèvres, dans un pâturage… Avec la chiche lumière, c’était difficile à affirmer, mais il semblait qu’un berger les accompagnait. Et que signifiaient les lumières qui brillaient derrière les fenêtres ? La nuit durant, il n’y en avait pas eu une seule.
Mat talonna Pépin et Thom le suivit.
Il leur fallut une bonne heure pour arriver. Sans aucune envie de rentrer au camp de nuit, Mat avait tenu à s’éloigner assez du village.
Même si tôt, il faisait grand jour quand les deux hommes entrèrent dans la cour de l’auberge.
Deux types en veste grise réparaient la porte de derrière, arrachée de ses gonds après la fuite des étrangers. Regardant les deux nouveaux venus, les deux hommes se raidirent et l’un d’eux retira son chapeau. Aucun n’esquissa un mouvement hostile.
Mat et Thom immobilisèrent leurs montures. Un des ouvriers souffla quelques mots à l’autre, qui s’engouffra dans l’auberge. Quelques minutes plus tard, un type chauve en tablier blanc apparut.
— L’aubergiste…, souffla Mat, soudain blafard. Je t’ai vu mort, l’ami !
— Il vaudrait mieux aller chercher le bourgmestre, mon gars, dit l’aubergiste à l’ouvrier qui l’accompagnait. (Il jeta un coup d’œil à Mat.) Et vite !
— Au nom de la main gauche d’Aile-de-Faucon, que se passe-t-il ici ? grogna Mat. C’était un fichu spectacle ? Vous…
Une tête joufflue couronnée de cheveux blonds apparut dans l’encadrement de la porte et jeta un coup d’œil à Mat.
La dernière fois qu’il avait vu le cuisinier, Mat avait dû le tuer sans sommation.
— Et, mais je t’ai zigouillé, toi ! s’écria le jeune flambeur.
— Du calme, seigneur, dit l’aubergiste. Entre, on te fera une infusion, et…
— Je n’entrerai nulle part avec un fantôme, affirma Mat. Thom, tu vois ce que je vois ?
Le trouvère se massa le menton.
— On devrait peut-être écouter ce que cet homme veut nous dire…
— Des fantômes et des spectres, marmonna Mat. (Il fit volter Pépin.) On file !
Il fonça vers le devant de l’auberge, Thom à ses basques.
Là, il vit qu’une nuée d’ouvriers entraient dans l’établissement avec des pots de peinture blanche. Pour rafraîchir les murs roussis par les Aes Sedai, sûrement.
Thom porta sa monture à hauteur de celle de son ami.
— Je n’ai jamais vu une chose pareille… Des fantômes qui réparent les portes et repeignent les murs ?
Mat secoua la tête. Ayant reconnu l’endroit où il avait massacré des villageois pour sauver Delarn, il tira sur les rênes de Pépin, l’immobilisant. Surpris, Thom continua sur quelques foulées, puis il fit demi-tour.
— Quoi encore ? demanda-t-il.
Mat désigna la tache de sang qui finissait de sécher sur le sol et sur des pierres.
— C’est là que Delarn a été blessé.
— Compris, fit Thom.
Autour des deux cavaliers, des hommes allaient et venaient, les yeux baissés. Autant que possible, ils passaient loin des étrangers.
Par le sang et les cendres ! se tança Mat. Je nous ai fait encercler une fois de plus ! Et s’ils attaquent, crétin pompeux ?
— Il y a du sang, oui, dit Thom. Tu t’attendais à quoi ?
— Et le sang des autres, où est-il, Thom ? Ici, j’ai tué une dizaine d’hommes, et je les ai vus saigner. Toi, tu en as éliminé trois avec tes lames. Où est leur sang ?
— Il a disparu, dit une voix.
Mat fit volter Pépin et vit que le bourgmestre les regardait, à quelques pas de là. Il avait dû traîner dans le coin, parce que l’ouvrier n’aurait pas pu le ramener si vite.
Encore que… Avec ce qui se passait dans ce village, tout était possible. Sur le manteau et la chemise de Barlden, Mat remarqua des déchirures récentes.
— Le sang disparaît, dit le bourgmestre. (Il semblait épuisé.) Personne ne le voit jamais. On se réveille, et il n’y a plus rien.
Mat balaya le village du regard. Partout, des femmes sortaient de chez elles, un mioche dans les bras. Avec un outil sur l’épaule, des hommes partaient travailler dans les champs. Sans la présence de Mat et Thom – qui inquiétait pour de bon les villageois –, nul n’aurait cru qu’un drame sanglant avait eu lieu ici.
— On ne vous fera pas de mal, dit Barlden. Inutile d’avoir l’air si inquiets. Pas jusqu’au coucher du soleil. Si ça vous intéresse, je peux tout vous expliquer. Suivez-moi et venez m’écouter. Sinon, partez d’ici ! Si vous cessez de semer le trouble dans mon village, je me fiche de votre décision. Nous avons du boulot. Plus que d’habitude, à cause de vous.
Mat consulta Thom du regard.
— Écouter ne peut pas faire de mal, mon gars.
— Je n’en serais pas si sûr… Surtout quand on est encerclé par des villageois fous et criminels.
— On s’en va, donc ?
Mat secoua la tête.
— Non. Que la Lumière me brûle, ils ont encore mon or, ces types. Allons-y, on verra de quoi ils veulent nous parler.
— Le début remonte à plusieurs mois, dit le bourgmestre, debout près d’une fenêtre.
Mat et Thom étaient dans le salon bien propre – mais simple – du manoir de Barlden. Vert clair, les rideaux et le tapis rappelaient la couleur des feuilles d’une marguerite – un complément seyant au brun clair des lambris.
La femme de Barlden avait apporté une infusion de mûres que Mat n’avait pas touchée. Méfiant, il s’était appuyé à un mur, près de la porte, et sa lance ne le quittait pas d’un pouce.
La maîtresse de maison, une petite femme aux cheveux bruns, arborait quelques kilos en trop et une expression tendrement maternelle. Alors qu’elle revenait de la cuisine, avec un bocal de miel, elle hésita en voyant la posture de Mat. Après un coup d’œil à la lance, elle alla poser le bocal sur la table et se retira promptement.
— Qu’est-il arrivé ici ? demanda Mat tout en jetant un coup d’œil à Thom.
Bizarrement, ce dernier avait lui aussi choisi de rester debout. Il fit un petit signe à Mat. La femme n’était pas en train d’écouter aux portes. Et si quelqu’un approchait, le trouvère savait comment prévenir son compagnon.
— Nous ignorons si nous avons fait quelque chose, dit le bourgmestre, ou si c’est une malédiction lancée par le Ténébreux en personne. C’était un jour normal, cette année, juste avant la fête d’Abram. Si ma mémoire est bonne, il ne s’est rien passé de frappant. Le temps avait viré au froid, même si la neige se faisait encore attendre. Le lendemain matin, la plupart d’entre nous ont vaqué à leurs occupations sans rien remarquer.