» Les indices n’étaient pas spectaculaires. Une porte cassée, une déchirure sur la veste d’un homme, sans qu’il sache d’où elle venait. Et les cauchemars… Nous avions tous fait le même, à base de tueries et de cadavres. Des femmes ont parlé entre elles et se sont aperçues qu’elles ne se souvenaient pas de s’être couchées la veille. Elles gardaient bien en tête leur réveil, dans un lit douillet, mais presque toutes avaient oublié leur coucher. Les exceptions s’étaient mises au lit très tôt, avant la tombée de la nuit.
» Pour tous les autres villageois, la soirée s’était comme effacée.
Barlden se tut. Mat regarda Thom, qui ne broncha pas. Dans les yeux bleus du trouvère, le jeune flambeur vit qu’il était en train de mémoriser le récit.
Si je figure dans une de ses fichues ballades, il aura intérêt à ne pas en rajouter. Et à ne pas oublier mon chapeau, aussi. Parce que c’est un très beau galurin.
— Ce soir-là, reprit Barlden, j’étais dans les pâturages, pour aider le vieux Garken à réparer une clôture. Ensuite… Eh bien, plus rien. Le trou noir. Puis je me suis réveillé dans mon lit, près de ma femme. Tous les deux, on se sentait fatigués, comme si on avait mal dormi.
» Et il y avait les cauchemars… En général, ils ne sont pas très précis et ils s’effacent vite. Mais une image m’est restée : le vieux Garken, mort à mes pieds, comme si une bête fauve l’avait déchiqueté.
Debout devant une fenêtre, loin de Mat, le bourgmestre regardait dehors.
— Dans l’après-midi, je suis allé chez Garken, et il se portait très bien. Ensemble, on a fini de réparer la clôture. En rentrant, j’ai commencé à entendre les rumeurs. Les cauchemars partagés, les heures de la soirée volatilisées…
» Nous étions réunis pour en parler, quand tout a recommencé. Comme une absence durant la soirée, puis un réveil dans mon lit, fatigué et avec des mauvais rêves plein la tête.
Le bourgmestre frissonna, se dirigea vers la table et se servit une tasse d’infusion.
— La nuit, nous ne savons pas ce qui se passe, dit-il en ajoutant du miel à sa boisson.
— Vous ne savez pas ? s’étonna Mat. Moi, je peux vous le dire. Vous…
— Nous ignorons ce qui se passe la nuit, et nous n’avons aucune envie de le savoir !
— Mais…
— Étranger, nous ne cherchons pas à savoir ! Notre volonté, c’est de vivre aussi bien que possible. La plupart d’entre nous se couchent avant la tombée de la nuit. Ainsi, il n’y a aucun trou dans leurs souvenirs. On se couche… et on se réveille dans son lit. Il y a les cauchemars, un peu de casse dans la maison, mais rien qui ne puisse pas être réparé.
» D’autres préfèrent boire dans une taverne jusqu’au coucher du soleil. C’est une sacrée chance, non ? Boire à volonté et ne pas se soucier de comment on rentrera chez soi. Quoi qu’il arrive, on se réveille en pleine santé dans son lit.
— Mais vous ne pouvez pas nier la réalité, dit Thom. Faire comme si tout était normal.
— On ne le fait pas, répondit Barlden. Nous avons nos règles – celles que vous avez violées. Pas de feu après le coucher du soleil. Vous imaginez, un incendie et personne pour l’éteindre ? Et aucun étranger chez nous pendant la nuit. Cette leçon, nous l’avons apprise très vite. Les premières personnes qui sont restées étaient des parents de Sammrie le tonnelier. Au matin, il y avait du sang sur les murs de sa maison. Mais sa sœur et les siens dormaient paisiblement dans les chambres. (Barlden marqua une pause.) Depuis, ils ont les mêmes cauchemars que nous.
— Alors, dit Mat, quittez ce maudit village et installez-vous ailleurs.
— Nous avons essayé. Si loin que l’on aille, on se réveille ici. Certains ont voulu se suicider. On les a enterrés, mais le lendemain, ils se sont réveillés dans leur lit.
Un lourd silence suivit cet aveu.
— Par le sang et les cendres, marmonna Mat.
Il avait froid jusque dans la moelle des os.
— Vous avez survécu à la nuit, dit Barlden en remuant son infusion. En voyant ce sang, j’avais supposé que non. On se demandait où vous alliez vous réveiller… Dans les auberges, presque toutes les chambres sont occupées par des voyageurs devenus des membres de notre communauté, pour le meilleur et pour le pire. On ne peut pas prévoir où les gens se réveilleront. Un lit vide jusque-là ne l’est plus, et son nouvel occupant s’y retrouve tous les matins, même s’il tente de partir au bout du monde.
» Quand je vous ai entendus parler des événements de la nuit, j’ai compris que vous aviez dû réussir à fuir. Vos souvenirs étaient trop précis. Tous ceux qui se… joignent à nous ont simplement des cauchemars. Estimez-vous heureux. Je vous invite à filer et à oublier Hinderstap.
— Des Aes Sedai voyagent avec nous, dit Thom. Elles pourraient vous aider. Sinon, on préviendra la Tour Blanche, qui enverra…
— Non ! coupa le bourgmestre. Maintenant qu’on sait gérer la situation, notre vie n’est pas si désagréable. Pas d’Aes Sedai dans nos pattes ! Nous avons failli vous éjecter dès votre arrivée. Parfois, c’est la meilleure solution, quand il semble évident que les voyageurs ne respecteront pas nos règles. Mais il y avait ces fichues sœurs. Vous savez combien ces femmes sont curieuses. Si on vous avait interdit d’entrer, elles auraient eu des soupçons, et ça aurait pu mal tourner.
— Vouloir les forcer à partir tôt a décuplé leur curiosité, dit Mat. Et la tentative d’assassinat de leurs assistantes de bain n’était pas un très bon moyen de préserver votre secret.
Le bourgmestre pâlit.
— Certains d’entre nous voulaient que vous soyez… piégés. Si des Aes Sedai restaient ici, espéraient-ils, elles finiraient par nous libérer de notre malédiction. Mais tout le monde n’était pas d’accord. Parce que c’est notre problème ! Alors, partez…
— D’accord. (Mat saisit sa lance et s’écarta du mur.) Mais d’abord, dis-moi d’où vient ceci.
Mat sortit la feuille de sa poche. Quand il l’eut dépliée, Barlden y jeta un coup d’œil.
— On en trouve dans tous les villages du coin. Quelqu’un doit te chercher, seigneur. Comme je l’ai dit hier soir à Ledron, je ne vends pas nos visiteurs au plus offrant. Pas question de t’enlever et de t’échanger contre une récompense.
— Qui me cherche ?
— Vers le nord, à une vingtaine de lieues, tu trouveras une petite ville appelée Trustair. Selon les rumeurs, pour se faire quelques pièces, il suffit d’apporter des informations sur l’homme de ton dessin ou sur l’autre gars. À Trustair, va dans une auberge nommée Le Poing Brandi. Là, tu rencontreras la personne qui te cherche.
— L’autre gars ? demanda Mat, inquiet.
— Oui. Un costaud barbu. Une note précise qu’il a les yeux jaunes.
Mat regarda Thom, qui plissait le front.
— Par le fichu sang et les maudites cendres ! marmonna Mat en tirant sur le bord de son chapeau.
Qui les cherchait, Perrin et lui, et pourquoi ?
— Bon, dit-il, je pense qu’on va partir…
Mat dévisagea Barlden. Le pauvre homme. Et sa compassion allait à tout le village. Mais que faire pour ces gens ? Certaines batailles, on pouvait les gagner. D’autres, il fallait y renoncer, en espérant que quelqu’un s’en chargerait.
— Ton or est dans le chariot, dehors… Nous n’avons rien prélevé sur tes gains. Les vivres sont là aussi. (Barlden chercha le regard de Mat.) Ici, nous avons le sens de l’honneur. Certaines choses nous échappent, surtout avec les étrangers qui ne respectent pas nos règles. Mais nous ne détroussons pas un homme sous prétexte qu’il n’est pas d’ici.