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— C’est très aimable de votre part, dit Mat. (Il alla ouvrir la porte.) Eh bien, bonne journée, et quand la nuit viendra, essayez de ne tuer personne dont je ne voudrais pas avoir la peau… Thom, tu viens ?

En claudiquant, le trouvère suivit son ami.

Mat jeta un dernier coup d’œil à Barlden, qui se tenait au centre du salon, ses manches de chemise remontées. Les yeux baissés sur sa tasse, il semblait regretter qu’elle ne contienne pas un remontant plus musclé.

— Le pauvre gars, dit Mat quand Thom et lui furent dehors.

— Je suppose qu’on part en chasse de la personne qui distribue des portraits de toi ?

— Et comment ! confirma Mat en attachant sa lance à sa selle. De toute façon, c’est sur le chemin de Quatre Rois. Si tu veux bien conduire le chariot, je tiendrai ton cheval par la bride.

Thom acquiesça, mais il avait les yeux rivés sur la maison du bourgmestre.

— Quoi encore ? demanda Mat.

— Rien, mon garçon… C’est juste que… Eh bien, c’est une sale histoire. Dans ce monde, quelque chose ne tourne pas rond. Il y a comme un accroc dans la Trame. Ici le village se détisse chaque nuit, et au matin, tout essaie de rentrer dans l’ordre.

— Ces gens devraient être plus communicatifs…, fit Mat.

Pendant l’entretien avec le bourgmestre, les villageois avaient amené le chariot. Deux solides chevaux gris aux larges sabots tenaient lieu d’attelage.

— Plus communicatifs ? répéta Thom. Comment ? Barlden a raison : ils ont essayé de nous prévenir.

Mat alla ouvrir le coffre, pour vérifier son contenu. Tout était là.

— Je ne sais pas… Ils pourraient mettre une pancarte ou quelque chose comme ça. « Bienvenue à Hinderstap. Si vous ne dégagez pas avant la nuit, on vous tuera et on vous bouffera tout crus. Surtout, goûtez nos tourtes ! Martna Baily en fait des fraîches tous les jours. »

Thom n’eut pas l’ombre d’un sourire.

— Humour de mauvais goût, mon garçon. Pour rigoler, il y a trop de tragédie dans ce village.

— Bien vu, admit Mat.

Il prit assez de pièces pour payer honnêtement les vivres et le matériel. Non sans hésiter, il ajouta dix couronnes en argent. Après avoir refermé le coffre, il alla déposer cette manne devant la porte du bourgmestre.

— Mais moi, plus la situation est tragique, plus j’ai envie de rire.

— On va vraiment prendre ce chariot ?

— On a besoin de vivres, répondit Mat en attachant le coffre au flanc du véhicule.

Au milieu des barils de bière, plusieurs roues de fromage et une demi-douzaine de gigots de mouton dégageaient une odeur alléchante.

— J’ai gagné à la loyale, dit Mat.

Il regarda les villageois qui allaient et venaient. La veille, il avait attribué leur lenteur à la nature paresseuse des montagnards. Mais il y avait une raison radicalement différente.

Le jeune flambeur se détourna et vérifia le harnais de l’attelage.

— Et je n’ai aucun scrupule à prendre le chariot et les chevaux. Je doute que ces villageois se déplaceront beaucoup, à l’avenir…

29

À Bandar Eban

Moiraine Damodred, morte à cause de ma faiblesse…

Rand fit passer Tai’daishar au pas tandis qu’il traversait les impressionnantes portes de Bandar Eban. Alors que sa suite chevauchait derrière lui, des colonnes d’Aiels le précédaient. À ce qu’on disait, les portes arboraient les armes de la ville. Comme elles étaient grandes ouvertes, ça ne pouvait pas se voir.

L’inconnue que j’ai décapitée dans les collines du Murandy… J’ai oublié le visage des Suppôts des Ténèbres qui l’accompagnaient, mais le sien restera gravé dans ma mémoire, même si elle était des leurs.

La liste s’égrenait dans sa tête. Un rituel presque journalier, désormais. Le nom de toutes les femmes mortes de sa main ou à cause de lui.

À l’intérieur de la cité, la rue en terre battue était sillonnée d’ornières qui se croisaient aux intersections.

Colavaere, morte parce que j’ai fait d’elle une indigente…

Rand dépassa plusieurs colonnes de Domani, les femmes en robe diaphane et les hommes, tous dotés d’une fine moustache, en veste de couleur vive. Les rues, ici, étaient munies de trottoirs en bois, et les curieux s’y pressaient, yeux grands ouverts.

Dans le vent, Rand entendait claquer des étendards et des drapeaux. Il semblait y en avoir beaucoup…

La liste commençait toujours par Moiraine. Son nom était le plus cruel, car il aurait pu la sauver. Il aurait dû, même. Il s’en voulait à mort de l’avoir laissée se sacrifier.

Un gosse sauta du trottoir et voulut partir à la course, mais son père le retint par la main et le tira en arrière.

Dans la foule, on toussotait ou murmurait, mais personne ne parlait vraiment. En comparaison, le bruit des soldats de Rand faisait penser au tonnerre.

Lanfear était-elle toujours vivante ? Si Ishamael avait pu revenir de la mort, qu’en était-il d’elle ? Lanfear de retour, le sacrifice de Moiraine aurait été vain, et la lâcheté de Rand en devenait encore plus méprisable.

Plus jamais ! La liste ne s’effacerait pas, mais il ne serait plus jamais assez faible pour ne pas faire ce qui devait être fait.

Sur les trottoirs, la foule ne lançait pas de vivats. Eh bien, il ne venait pas en libérateur, mais pour faire ce qui s’imposait. Ici, il trouverait peut-être Graendal. Selon Asmodean, elle était en Arad Doman, mais cette information remontait à si longtemps… Si elle y était, ça soulagerait sa conscience, car il ne se sentait pas bien dans la peau d’un conquérant.

Sa conscience ? En avait-il encore une ?

Liah, des Cosaida Chareen, que j’ai tuée en me persuadant que c’était pour son propre bien.

Bizarrement, Lews Therin se joignit à la litanie. Égrenant les noms, il faisait un étrange contre-chant dans la tête de son hôte.

Devant Rand, un groupe d’Aiels l’attendait sur une place où se dressait une fontaine de cuivre en forme de cheval jaillissant d’une vague ourlée d’écume.

Un cavalier entouré d’une garde d’honneur attendait au pied de ce monument. Robuste, l’homme à la mâchoire carrée et aux joues ridées arborait des cheveux gris. À la mode des soldats cairhieniens, il avait le front rasé et poudré.

Dobraine… Un homme de confiance – pour autant qu’un Cairhienien pouvait l’être.

Sendara du clan de la Montagne d’Acier des Taardad, Lamelle du clan de l’Eau Fumée des Miagoma, Andhilin du clan du Sel Rouge des Goshien…

Ilyena Therin Moerelle, ajouta Lews Therin.

Rand le laissa faire. Au moins, le spectre fou n’éclata pas en éructations.

— Seigneur Dragon, dit Dobraine en s’inclinant lorsque Rand l’eut rejoint. Je te livre la cité de Bandar Eban. L’ordre est rétabli, comme tu me l’as demandé.

— Je t’ai chargé de rétablir l’ordre dans tout le pays, Dobraine. Pas seulement dans la capitale.

Le noble tressaillit presque imperceptiblement.

— Tu as capturé un membre du Conseil des Marchands ?

— Oui, répondit Dobraine. Milisair Chadmar, la dernière à avoir tenté de fuir le chaos qui régnait en ville.

Les yeux de Dobraine brillaient de ferveur. C’était un des fidèles historiques de Rand, mais ne jouait-il pas la comédie depuis le début ? Ces derniers temps, le jeune homme ne se fiait plus à personne. Les plus grands alliés, au bout du compte, devaient être gardés sans cesse à l’œil. Et Dobraine était un Cairhienien. Pouvait-on faire confiance à un natif d’un pays où comploter était une forme d’art ?