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Rand se félicitait que les navires du Peuple de la Mer soient enfin arrivés du Sud avec leur cargaison de grain. Avec un peu de chance, ça ferait autant de bien à l’ordre et à la loi que les interventions de Dobraine et des Aiels.

La colonne s’engagea dans le secteur prospère de la cité. Longtemps avant que les maisons deviennent plus luxueuses, Rand aurait pu dire où les quartiers chics commençaient : aussi loin que possible des quais, tout en restant à une distance confortable des murs d’enceinte. Sans consulter une carte, Rand aurait pu localiser les nantis.

Un cheval arriva à hauteur de celui de Rand. Dans un premier temps, il pensa que Min venait de le rejoindre, mais elle avançait derrière lui, en compagnie des Matriarches. Ne le regardait-elle plus de la même façon, désormais, ou était-ce un tour de son imagination ? En le voyant, se souvenait-elle du moment où il avait failli l’étrangler ?

Perchée sur une jument grise, c’était Merise qui chevauchait près de lui. Comme prévu, les Aes Sedai ne décoléraient pas à cause du bannissement de Cadsuane. En principe, les Aes Sedai aimaient présenter une façade très sereine, mais Merise et ses collègues avaient littéralement rampé devant la légende – pire qu’un aubergiste de village recevant la visite d’un roi.

En ce jour, la Tarabonaise avait choisi de porter son châle, histoire d’afficher son appartenance à l’Ajah Vert. Et peut-être aussi pour réaffirmer et renforcer son autorité.

Rand soupira intérieurement. Une confrontation était inévitable, il le savait, mais il avait espéré que les affaires en cours la différeraient assez longtemps pour que les passions s’apaisent. S’il respectait Cadsuane – à sa façon –, il ne s’était jamais fié à elle. Quand on échouait, il y avait des conséquences, et il se sentait soulagé d’en avoir terminé avec cette femme. Fini le temps où elle tissait inlassablement sa toile autour de lui !

Enfin, presque fini…

— Ce bannissement, c’est de la folie, Rand al’Thor, lâcha Merise sans cacher son dédain.

Voulait-elle énerver Rand ? Le rendre ainsi plus facile à manipuler ? Après des mois à subir Cadsuane, cette pâle imitation aurait presque pu être amusante.

— Tu devrais implorer son pardon, continua Merise. Elle a consenti à nous accompagner, alors que ton inepte décision la force à porter un manteau, capuche relevée, malgré une chaleur accablante. Tu devrais avoir honte.

Encore Cadsuane ! Il n’aurait pas dû lui permettre de graviter autour de lui.

— Alors ? demanda Merise.

Rand tourna la tête pour la regarder dans les yeux. Ces dernières heures, il avait fait une découverte stupéfiante. En étouffant la fureur qui se tapissait en lui – ce qu’il appelait « être en cuendillar » –, il était parvenu à un stade de lucidité longtemps resté hors de sa portée.

Les gens ne réagissaient pas à la colère, ni aux exigences. L’alternance entre le silence et les questions se révélait bien plus efficace. De fait, même une Aes Sedai parfaitement formée comme Merise tressaillait sous son regard inquisiteur.

Rand n’y mettait aucune émotion. Sa rage, sa colère, sa passion – tout était là, mais profondément enfoui. Comme enrobé de glace, afin d’être paralysé. Cette glace, elle existait dans l’endroit où Semirhage lui avait enseigné à aller. Une sorte de vide, mais en beaucoup plus dangereux.

Merise sentait-elle la rage glacée, en lui ? Ou captait-elle autre chose ? Devinait-elle qu’il avait utilisé ce… pouvoir ?

À l’arrière-plan, Lews Therin éclata en sanglots. Le fou réagissait ainsi chaque fois que Rand évoquait ce qu’il avait fait pour échapper au collier de Semirhage.

— Tu as décidé sur un coup de tête, avança Merise. Tu devrais…

— Tu me prends pour un crétin ? demanda Rand d’un ton égal.

Aux exigences, répondre par le silence. Et aux défis, par des questions.

Incroyable ce que ça fonctionnait ! Merise se tut et frissonna très visiblement. Puis elle baissa les yeux sur le sac dans lequel Rand transportait la figurine d’un homme brandissant une sphère.

Laissant du mou à ses rênes, le jeune homme tapota l’artefact à travers le tissu.

Il n’exhibait pas la statuette, se contentant de la garder avec lui. Mais Merise et presque toutes les sœurs savaient quel pouvoir il était à même d’y puiser, s’il le désirait. L’arme la plus puissante du monde et de l’histoire. Avec, il pouvait détruire l’univers.

Pourtant, il restait sagement assis sur sa selle. Sur les gens, ce contraste faisait un effet fou.

— Non… Non, je ne te prends pas pour un crétin. Enfin, pas toujours…

— Crois-tu que l’échec doive rester impuni ? ajouta Rand, toujours très serein.

Pourquoi explosait-il si souvent, par le passé ? Les tracasseries ne méritaient pas qu’il se déchaîne ainsi. Si un fâcheux l’ennuyait vraiment, il suffisait de le souffler comme la flamme d’une bougie.

Une idée dangereuse, ça. Venait-elle de lui, ou de Lews Therin ? Ou d’aucun des deux, mais… d’ailleurs ?

— Tu as été trop dur, reconnais-le, insista Merise.

— Trop dur ? Tu mesures sa faute ? As-tu réfléchi à ce qui aurait pu arriver ? Ce qui aurait se produire, même.

— Je…

— La fin de tout, Merise ! Le Dragon Réincarné sous le contrôle du Ténébreux. Lui et moi, dans le même camp.

— Certes… Mais des fautes, n’en as-tu pas commis ? Elles auraient pu provoquer un désastre similaire.

— Je paie pour mes erreurs, dit Rand en détournant la tête. Chaque jour, je m’acquitte d’un lourd tribut. Heure après heure. Avec chaque inspiration.

— Je…

— Assez…

Rand n’avait pas beuglé ce mot, le prononçant doucement mais fermement. Un moyen de faire sentir à la sœur toute la force de son agacement.

Elle se ratatina sur sa selle, les yeux écarquillés.

Sur la gauche de la colonne, un craquement retentit, suivi par un bruit assourdissant. Alors que des cris s’élevaient, Rand regarda de ce côté. Un balcon bourré de curieux venait de se détacher d’une façade et de s’écraser dans la foule. Des gens gémissaient de douleur et d’autres appelaient au secours.

Mais le bruit, en réalité, était venu des deux côtés de la rue. Un autre balcon, situé en face du premier, s’était aussi écroulé.

Très pâle, Merise fit volter son cheval et fila aider les blessés. D’autres sœurs l’imitaient déjà.

Rand fit avancer Tai’daishar. Ces drames n’avaient pas été causés par le Pouvoir, mais par sa nature de ta’veren, qui altérait les probabilités. Partout où il allait des événements extraordinaires se produisaient – purement au hasard. Par exemple, un nombre inhabituel de naissances, de décès, de mariages ou d’accidents.

Des péripéties qu’il avait appris à ignorer.

Cela dit, il avait rarement vu une bizarrerie si violente. Avait-il la certitude que ce n’était en rien lié à la nouvelle force ? Ce réservoir invisible mais tentant où il avait puisé du pouvoir, l’utilisant ensuite avec jubilation.

Selon Lews Therin, ç’aurait dû être impossible.

Si l’humanité avait fait une brèche dans la prison du Ténébreux, c’était pour satisfaire sa soif de pouvoir. Pour avoir accès à une nouvelle source d’énergie, afin de mieux canaliser. Une force semblable au Pouvoir de l’Unique, mais pourtant différente. Inconnue, déconcertante et riche de promesses. Cette source, au bout du compte, c’était le Ténébreux lui-même.

Lews Therin gémit comme un mioche.

Si Rand transportait la clé d’accès, ce n’était pas pour rien. La figurine le liait à un des plus puissants sa’angreal jamais créés. Avec cet artefact et l’aide de Nynaeve, il avait purifié le saidin. La clé d’accès lui avait permis de puiser un fleuve de Pouvoir – non, une tempête aussi vaste que l’océan. La plus extraordinaire expérience de sa vie.