Jusqu’à ce qu’il ait goûté au pouvoir sans nom.
Une force qui l’avait appelé, chantant pour lui et le tentant. Tant de puissance, tant de miracles divins…
Mais il en avait été terrifié. Saisir encore ce pouvoir ? Non, il n’oserait jamais.
Du coup, il ne se séparait plus de la clé. Sans pouvoir dire laquelle des deux sources d’énergie était la plus dangereuse, en s’exposant aux deux, il leur résisterait peut-être. Comme deux personnes criant pour attirer son attention, elles se neutralisaient. Pour le moment…
Cela dit, il ne porterait plus jamais un collier. La clé n’aurait pas pu l’aider contre Semirhage – aucune quantité de Pouvoir n’aidait un homme quand il était pris par surprise –, mais ça changerait peut-être à l’avenir. Naguère, il refusait de la porter, craignant ce qu’elle lui offrait. Mais il ne pouvait plus s’offrir des faiblesses pareilles.
La destination du jour était facile à repérer. Armés jusqu’aux dents, quelque cinq cents Cairhieniens étaient cantonnés dans les jardins d’une grande et majestueuse demeure. On y voyait également des tentes aielles, mais les guerriers avaient aussi investi des bâtiments adjacents et même des toits. Pour eux, camper quelque part et surveiller une zone ne faisait guère de différence. D’autant plus qu’un Aiel en train de se reposer restait deux fois plus vigilant qu’un soldat classique en patrouille.
Rand avait laissé le gros de ses troupes hors de la ville. Pour les hommes qui l’accompagnaient, il confierait à Dobraine et à ses assistants le soin de trouver un hébergement décent.
Rand tira sur les rênes de sa monture puis étudia sa nouvelle demeure.
Nous n’avons pas de nouvelle demeure…, souffla Lews Therin. Parce que nous l’avons détruite. Incendiée et fait fondre, comme du sable dans des flammes.
La maison était bien au-dessus de la plupart des manoirs en bois. Très grands, les jardins clôturés étaient accessibles via un somptueux portail en fer forgé.
Si les parterres de fleurs brillaient par leur absence – aucune variété ne semblait vouloir éclore, ce printemps –, la pelouse était plus verte que la moyenne. Hélas, le jaune et le marron dominaient toujours, mais on distinguait par endroits des poches verdoyantes. Les jardiniers ne lésinaient pas sur leurs efforts, comme en témoignaient les rangées d’ifs taillés en forme d’animaux de légende.
La maison elle-même n’avait rien à envier à toute une théorie de palais. En ville, il y en avait un, bien entendu, qui appartenait au roi. Mais de notoriété publique, il n’arrivait pas à la cheville des résidences des membres du Conseil des Marchands.
Jaune et noir, l’étendard qui battait au vent sur le toit annonçait qu’on approchait du fief de la maison Chadmar. Milisair avait peut-être vu le départ des autres conseillers comme une bonne occasion. Eh bien, tout ce qu’elle y avait gagné, c’était la « chance » de devenir la prisonnière du Dragon Réincarné.
Le portail principal étant ouvert, les Aiels de Rand fonçaient déjà retrouver et saluer des membres de leur tribu ou de leur ordre guerrier. Pour eux, attendre des consignes était une notion quasiment exotique. Mais il fallait faire avec. Leur demander de patienter, par exemple, aurait été salué par des fous rires, comme si leur Car’a’carn avait enfin réussi à faire une « blague aielle ». Vouloir contraindre des Aiels à se comporter comme des gens des terres mouillées revenait à rêver éveillé.
De fil en aiguille, Rand pensa à Aviendha. Où était-elle partie si brusquement ? Dans le lien, il la sentait, mais comme si elle était très loin de lui. À l’est. Mais qu’allait-elle faire dans le désert ?
Rand secoua la tête. Si toutes les femmes étaient difficiles à comprendre, avec une Aielle, il fallait multiplier par dix le degré de complexité. Il avait espéré pouvoir passer un peu de temps avec elle. Hélas, elle s’était acharnée à l’éviter. Bien sûr, la présence de Min y était peut-être pour quelque chose…
Avant de mourir, allait-il réussir à ne pas faire souffrir cette femme-là ? Loin de lui, Aviendha ne risquerait rien, car ses ennemis n’étaient pas informés de ce qu’il y avait entre eux.
Rand fit franchir le portail à Tai’daishar, puis il remonta l’allée qui menait à la maison. Une fois arrivé, il mit pied à terre, récupéra la statuette et la glissa dans la grande poche de sa veste – conçue spécialement pour cet usage. Enfin, il confia ses rênes à un garçon d’écurie en veste verte et chemise de soie blanche.
Tous les domestiques étaient prévenus : en ces lieux, Rand al’Thor allait faire comme chez lui. Rien d’illogique, puisque l’ancienne occupante était placée sous sa… protection.
Dobraine grimpa aux côtés de Rand les marches qui menaient à l’entrée. Un bel escalier blanc, des colonnes de bois encadrant le palier d’honneur…
Rand franchit la double porte d’entrée. Même après avoir vécu dans plusieurs palais, il fut impressionné – et révulsé. L’opulence que dissimulait la double porte contrastait trop avec la détresse et la misère des citadins.
Dans le hall, deux rangées de domestiques, très nerveux, faisaient une haie d’honneur à leur nouveau maître. Rand capta aussitôt leur terreur. Le Dragon Réincarné n’annexait pas une demeure tous les jours.
Rand retira son gant d’équitation en coinçant sa main entre son bras et sa hanche, puis il le glissa dans sa ceinture.
— Où est-elle ? demanda-t-il aux deux Promises – Beralna et Riallin – qui gardaient un œil sur les domestiques.
— Troisième niveau, répondit Riallin. Elle boit une infusion, la main si tremblante qu’on peut craindre pour l’avenir de sa tasse.
— On lui répète qu’elle n’est pas prisonnière, dit Beralna. Simplement, elle n’a pas le droit de partir.
Les deux Aielles trouvèrent la saillie amusante. Apercevant Rhuarc du coin de l’œil, Rand se tourna pour le saluer.
La porte franchie, le chef de tribu étudia le hall, son regard s’attardant sur les chandeliers et les vases précieux.
Rand devina à quoi il pensait.
— Vous pouvez prendre le cinquième, dit-il. Mais seulement aux riches de ce secteur.
En principe, ça ne fonctionnait pas comme ça. Les Aiels auraient dû avoir droit au cinquième de tout. Mais Rhuarc ne discuta pas. Parce que les guerriers du désert, même s’ils avaient dû affronter des bandes de truands, n’avaient pas vraiment conquis Bandar Eban. En toute logique, ils n’auraient rien dû avoir. Mais dans les demeures comme celle-là, ils pourraient quand même se servir. En respectant le cadre très strict fixé par Rand, bien sûr…
Les Promises acquiescèrent, comme si elles s’attendaient à cette décision, puis elles s’égaillèrent, sans doute pour choisir leur butin.
Dobraine les regarda sans cacher sa consternation. Au Cairhien, les Aiels avaient sévi en cinq occasions.
— Je ne comprends pas pourquoi tu les laisses piller comme des bandits qui profitent du sommeil des gardes d’une caravane, dit Corele en entrant dans le hall, sourire aux lèvres.
Découvrant le décor, elle arqua un sourcil.
— Surtout dans un si bel endroit… C’est comme autoriser des soldats à piétiner un champ de fleurs, non ?
Corele était-elle venue pour amadouer Rand après qu’il eut rudoyé Merise ? En tout cas, elle le regarda, tout charme dehors, mais finit par se détourner quand elle comprit qu’elle n’obtiendrait rien.
À une époque, le coup du silence ne réussissait jamais avec les Aes Sedai…
Rand se tourna vers Dobraine :
— Tu as bien travaillé, lui dit-il, même si tu n’as pas exécuté tes consignes dans leur totalité. Bon, rassemble tes soldats. Narishma a ordre d’ouvrir pour vous un portail donnant sur Tear.