» Le pouvoir de protéger et de préserver est effrayant. Alors, on cherche quelqu’un qui saura en user sagement, si on le met à son service. La nécessité de prendre une décision ronge un homme, même une fois qu’il l’a prise. Mais c’est un tourment de jeune. Nous, les vieux chiens, nous nous contentons d’avoir une place près de la cheminée. Quand on nous ordonne de mordre, on ne cherche pas plus loin. Les jeunes, eux, se creusent le ciboulot.
— As-tu douté un jour ?
— Oui, et bien plus d’un seul. Pendant la guerre des Aiels, je n’étais qu’un capitaine du rang. Et je me suis souvent posé des questions.
— Comment as-tu pu douter de ton camp pendant ce conflit ? Les Aiels venaient pour piller et massacrer.
— Ils n’étaient pas là pour nous, Gawyn. Tout ce qui les intéressait, c’était les Cairhieniens. Au début, ce n’était pas évident à voir, mais pour être franc, certains d’entre nous s’interrogeaient. Laman méritait de mourir. Pourquoi serions-nous tombés pour le sauver ? Si davantage d’entre nous s’étaient posé la question…
— Quelle est la réponse ? demanda Gawyn. À qui es-tu fidèle ? De qui suis-je au service ?
— Je n’en sais rien, avoua Bryne.
— Alors, pourquoi as-tu posé la question ?
Gawyn tira sur ses rênes, immobilisant sa monture.
Bryne l’imita puis se tourna vers lui.
— J’ignore la réponse parce qu’il n’y en a pas, simplement. Du moins, chacun a une réponse différente. Jeune, je me battais pour l’honneur. Un jour, j’ai compris que l’honneur et les massacres ne faisaient pas qu’un, et ça m’a poussé à changer. Ensuite, j’ai lutté pour ta mère, parce qu’elle m’inspirait confiance. Quand elle m’a trahi, j’ai recommencé à m’interroger. Que valaient ces décennies de service ? Et quid des hommes que j’avais tués au nom de Morgase ? Quel était le sens de tout ça ?
Bryne secoua ses rênes. Aussitôt son cheval se remit en mouvement. En un clin d’œil, Gawyn revint à sa hauteur.
— Tu te demandes pourquoi je ne suis pas en Andor ? s’enquit le général. Parce que je ne peux pas baisser les bras. Le monde change, et je veux continuer à en faire partie.
» Quand on m’a tout pris, à Caemlyn, j’ai éprouvé le besoin de trouver une nouvelle cause à servir. La Trame m’a offert ce que j’attendais.
— Et tu as choisi le camp des rebelles juste parce que l’occasion se présentait ?
— Non, parce que je suis un idiot. Mais j’y suis resté parce que c’est le bon camp. Ce qui a été brisé doit être réparé, et j’ai vu ce qu’une mauvaise reine pouvait faire à un pays. Elaida ne doit pas être autorisée à entraîner le monde dans sa chute.
Gawyn tressaillit.
— Oui, confirma Bryne, j’en suis venu à croire les rebelles. Un tas d’enquiquineuses ! Mais elles ont raison, Gawyn. Ce que je fais est juste. Elle dit vrai.
— Qui ça ?
— Cette maudite bonne femme…, marmonna Bryne.
Egwene ? s’étonna Gawyn.
— Mes motivations n’ont aucun intérêt pour toi, fiston. Après tout, tu n’es pas sous mes ordres. Mais tu dois prendre des décisions. Dans les temps qui viennent, tu devras avoir choisi un camp et savoir très précisément pourquoi. C’est tout ce que j’ai à dire sur le sujet.
Bryne talonna sa monture. Devant eux, Gawyn entendait les sons caractéristiques d’un nouvel avant-poste.
Pendant que Bryne et son escorte en approchaient, il se laissa un peu distancer.
Choisir un camp… Et si Egwene refusait de partir avec lui ?
Bryne parlait d’or. Quelque chose approchait. On le sentait dans l’air et dans les rayons du soleil qui ne parvenaient pas à traverser pour de bon les nuages. Au nord, on voyait s’accumuler une énergie meurtrière.
Les guerres, les batailles, les conflits, les changements… Ces camps qui s’affrontaient, qui étaient-ils, si on creusait un peu ?
Le frère d’Elayne n’en savait rien. Alors, en choisir un…
31
Une promesse à Lews Therin
Malgré la chaleur moite qu’elle ne parvenait pas à ignorer – une occurrence rare, pour une Aes Sedai –, Cadsuane gardait son manteau, capuche relevée. Elle n’osait pas faire autrement, et là encore, ça ne lui arrivait pas tous les jours.
Le maudit al’Thor avait été très clair : s’il voyait son visage, il la ferait exécuter. Pour s’épargner quelques heures d’inconfort, la légende n’avait aucun désir de risquer sa vie. Certes, al’Thor devait être tapi dans sa nouvelle demeure, mais quand on ne voulait surtout pas le voir, il avait l’art de jaillir de nulle part.
Pas question de se laisser bannir par un sale gosse, bien entendu. Plus un homme possédait de pouvoir, et plus il l’utilisait comme un imbécile.
Quand on donnait une vache à un type, il s’en occupait, se servant de son lait pour nourrir sa famille. Si on lui en donnait dix – de quoi se sentir riche, pour un faible d’esprit –, il les laissait crever par manque de soins et d’attention.
Avançant sur le trottoir, Cadsuane voyait défiler d’étranges bâtiments carrés hérissés d’étendards. À dire vrai, revenir à Bandar Eban ne lui disait rien qui vaille. Non qu’elle eût quelque chose contre les Domani. Mais elle préférait les cités moins peuplées. Avec les troubles qui faisaient rage dans les campagnes, la capitale grouillait encore plus de monde. Malgré les rumeurs sur l’arrivée d’al’Thor, les réfugiés continuaient à affluer. Dans une allée, sur sa gauche, Cadsuane aperçut toute une famille aux joues creuses et sales.
Al’Thor avait promis des vivres. Du coup, les ventres vides accouraient, et rien ne les ferait retourner dans leurs fermes. Pouvaient-ils être sûrs que le grain ne serait pas pourri ? Pas le moins du monde. Pourtant, ils s’incrustaient, menaçant de faire s’étouffer la capitale.
Cadsuane secoua la tête puis continua son chemin sur le trottoir branlant. Une particularité de la cité, ces trottoirs. Grâce à eux, les passants évitaient de patauger dans la boue. Des rues pavées auraient résolu le problème, mais les Domani aimaient se sentir différents du reste du monde. Comme dans l’art culinaire, où, avec des couverts cauchemardesques, ils consommaient des plats atrocement épicés.
Une capitale hérissée d’étendards futiles, avec un port géant à ses pieds… Des robes outrageantes sur les femmes, des moustaches ridicules sur les hommes… Et ce goût des boucles d’oreilles digne du Peuple de la Mer, à quelque chose près…
Sur le chemin de Cadsuane, des centaines d’étendards battaient au vent. Serrant les dents, la légende résista à la tentation d’abaisser sa capuche pour sentir de l’air frais sur son visage. L’air mille fois maudit de l’océan ! En principe, Bandar Eban vivait sous la pluie et le froid. Y crever de chaud était une première. Cela dit, quand l’humidité atteignait des niveaux pareils, les gens sensés restaient à l’intérieur des terres.
Cadsuane continua son chemin, contrainte de marcher dans la boue aux intersections. Le défaut impardonnable des trottoirs, selon elle. Les indigènes savaient quels carrefours éviter, mais la légende n’en avait pas la moindre idée. Voilà pourquoi elle avait glissé ses pieds dans d’énormes sabots – une spécialité de Tear, capitale mondiale de la gadoue.
Cadsuane avait eu un mal de chien à trouver une boutique qui en vendait. À l’évidence, les Domani ne voyaient pas l’intérêt de se protéger. Dans la foule, ceux qui ne savaient pas quel itinéraire prendre pour préserver leurs chaussures marchaient carrément pieds nus dans le cloaque infect.
À mi-chemin des quais, Cadsuane atteignit enfin sa destination. Sur l’inévitable étendard, le visiteur apprenait que l’auberge se nommait Au Gré du Vent. La légende entra, laissa ses sabots dans un coin et avança dans la salle commune. Quand elle fut au fond, elle s’autorisa à abaisser sa capuche. Si al’Thor venait par hasard dans cet établissement, eh bien, il la ferait pendre, et on n’en parlerait plus.