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La salle à manger ressemblait davantage à celle d’un roi qu’à celle d’une taverne. Sur les tables, il y avait des nappes en tissu – rien que ça ! – et le parquet verni brillait tellement qu’on en était ébloui. Aux murs, des natures mortes aux couleurs vives renforçaient l’harmonie ambiante. Derrière le comptoir, les étagères contenaient pour l’essentiel des grands crus et très peu de bouteilles d’alcools forts.

L’aubergiste élancé, Quillin Tasil, était un grand Andorien au front dégarni et aux (rares) cheveux noirs encadrant son visage ovale. Coupée court, sa barbe était déjà uniformément grise. Vêtu d’une jolie veste couleur lavande aux poignets ornés de dentelle, il portait par-dessus un inévitable tablier blanc. Le plus souvent, il avait de très bonnes informations. De plus, pour la légende, il était disposé à mener des enquêtes, y compris sur ses proches et ses amis. Un gaillard très utile.

Souriant à Cadsuane, il s’essuya les mains sur son tablier puis lui désigna une table. Pendant qu’elle en approchait, il retourna au comptoir, pour prendre du vin.

Cadsuane s’installa alors que le dialogue de deux hommes, à l’autre bout de la salle, se transformait en querelle. Les autres clients, deux femmes assises à une table et deux types accoudés au comptoir, n’accordèrent aucune attention à l’incident.

Un court séjour en Arad Doman suffisait pour apprendre à ignorer les engueulades. Les mâles domani étaient comme des volcans sans cesse sur le point d’exploser. Selon des esprits éclairés, c’était souvent la faute de leurs femmes.

Contrairement à ce qui serait arrivé à Ebou Dar, les deux hommes ne s’égorgèrent pas. Après quelques minutes de beuglements, ils convinrent que leur différend n’était pas si grave. Très vite, ils se reconnurent d’accord sur tout et firent assaut de générosité, chacun payant un verre à l’autre. Ici, les disputes étaient fréquentes et les tueries rarissimes. Les plaies et le sang, ça nuisait trop au commerce.

Quillin approcha de Cadsuane, une coupe de vin sur un plateau. Un de ses plus grands nectars, sans doute. Si la légende n’exigeait jamais de telles attentions, elle ne se plaignait pas non plus quand on l’en couvrait.

— Maîtresse Shore, dit Quillin d’un ton affable, j’aurais aimé apprendre plus tôt votre retour en ville. La première fois que j’en ai entendu parler, c’était dans votre lettre.

Cadsuane accepta élégamment le vin.

— Je n’informe pas toutes mes connaissances de mes faits et gestes, maître Tasil.

— Bien sûr que non…

Si mordante qu’ait été la réponse, le gaillard n’en semblait pas affecté. Devant Cadsuane, cet homme n’avait jamais ne serait-ce qu’élevé la voix. C’était hautement intrigant, non ?

— L’auberge semble tourner, maître Tasil.

Surpris, l’aubergiste balaya du regard ses six pauvres clients. À première vue, les deux femmes semblaient mal à l’aise d’être assises à une somptueuse table, leurs pieds reposant sur un parquet comparable à celui d’une salle de bal.

Cadsuane se demandait si c’était la propreté incongrue qui chassait les clients. Ou les gens fuyaient-ils l’endroit parce que Tasil aurait préféré mourir qu’engager quelques musiciens ou trouvères pour détendre un peu l’atmosphère ? Selon lui, au contraire, ils la sabotaient.

Sous le regard inquisiteur de Cadsuane, Tasil s’avisa qu’un nouveau client venait d’entrer. Voyant qu’il laissait des traces de boue sur le parquet, l’aubergiste semblait avoir un mal fou à s’interdire d’aller le briquer.

— Eh, l’ami ! lança-t-il. Nettoie tes chaussures avant d’entrer, si tu veux bien.

L’homme s’immobilisa, perplexe, mais il fit demi-tour pour se plier à la consigne.

— Franchement, maîtresse Shore, il y a trop de monde pour mon goût. Parfois, je ne parviens pas à faire face. Des gens s’en vont sans consommer, lassés de m’avoir attendu trop longtemps.

— Engagez une ou deux serveuses…, lâcha la légende.

— Pardon ? Et les laisser s’amuser comme des petites folles à ma place ?

Qu’on le croie ou non, il n’y avait pas un mot de faux dans cette tirade.

Cadsuane goûta son vin. Un cru de choix, vraiment, peut-être trop cher pour qu’une auberge – si splendide soit-elle – en ait plusieurs bouteilles sur les étagères du comptoir.

Mais au fond, ça n’avait aucune importance. La femme de Quillin, domani comme lui, était une des plus prospères négociantes en soie de la ville. Pour commercer avec elle, des vaisseaux du Peuple de la Mer l’envoyaient chercher en grande pompe. Avant de prendre sa retraite, Quillin avait tenu la comptabilité de son épouse pendant près de vingt ans. Inutile de dire que les deux s’étaient rempli les poches.

Et qu’avait-il fait de sa fortune, cet imbécile ? Eh bien, il avait ouvert une auberge – le rêve de sa vie, clamait-il à qui voulait l’entendre.

Grand bien lui fasse. Depuis des lustres, Cadsuane ne perdait plus son temps à comprendre les bizarreries des gens trop riches.

— Quelles nouvelles, Quillin ? demanda la légende en poussant vers l’aubergiste une bourse assez petite mais bien pansue.

— Maîtresse, vous m’offensez ! Je ne peux pas prendre votre argent.

Cadsuane plissa le front.

— Maître Tasil, aujourd’hui, je ne suis pas d’humeur à jouer. Si vous ne voulez pas ces pièces, distribuez-les aux pauvres. En ville, ce n’est pas ça qui manque, ces derniers temps.

L’aubergiste soupira mais empocha quand même la bourse. Au fond, c’était peut-être ça, la cause de son échec. Un tenancier qui méprisait l’argent ne devait pas inspirer confiance. La plupart des hommes, à dire vrai, auraient trouvé Quillin aussi perturbant que le sol immaculé et la décoration délicate.

Quoi qu’il en soit, Quillin restait une fructueuse source d’informations. Tout d’abord, parce que sa femme lui racontait tous les ragots qu’elle entendait.

Le visage de Cadsuane étant ce qu’il était, Quillin ne pouvait pas ignorer qu’il avait affaire à une Aes Sedai. Sa fille aînée, Namine, était allée à la Tour Blanche. Choisissant l’Ajah Marron, elle avait élu domicile dans la bibliothèque. L’amour des livres n’avait rien d’étonnant chez une Domani. La bibliothèque Terhana, à Bandar Eban, était une des plus célèbres du monde.

Intriguée par une bibliothécaire visiblement au courant de tout, Cadsuane avait remonté la piste, presque sûre de découvrir des parents idéalement placés. Les géniteurs d’une Aes Sedai, en règle générale, se montraient exquis avec les collègues de leur fille.

De fil en aiguille, la légende était remontée jusqu’à Quillin. Bien qu’elle se méfiât de lui, sa compagnie la ravissait.

— Quelles nouvelles de la ville ?

Franchement, quel aubergiste portait une veste de soie brodée sous son tablier ? Avec ça, comment s’étonner que les gens trouvent l’établissement farfelu ?

— Je ne sais par où commencer, maîtresse Shore. Depuis quelque temps, ma mémoire sature.

— Parle-moi d’Alsalam. Quand l’a-t-on vu pour la dernière fois ?

— Un compte-rendu de témoins crédibles, ou des ouï-dire ?

— Je veux les deux.

— Cette semaine, moins de marchands et de voyageurs ont prétendu avoir reçu une missive du roi. Cela dit, je suis très sceptique vis-à-vis de ces rodomontades. Très tôt après que le roi se fut volatilisé, on trouvait partout de faux messages censés imposer sa volonté au peuple. De mes yeux, j’ai vu quelques missives crédibles – en tout cas, revêtues du sceau royal –, mais du roi lui-même, aucune trace ! Selon moi, il y a six bons mois que personne ne l’a vu. Personne de crédible, je précise.