— Qu’est-il advenu de lui, dans ce cas ?
L’aubergiste haussa les épaules, l’air navré.
— Au début, nous aurions juré que le Conseil des Marchands était derrière sa disparition. Les conseillers perdent rarement le roi de vue, et avec les troubles, dans le sud du pays, nous supposions qu’ils l’avaient conduit en sécurité.
— Mais ?
— Eh bien mes sources (comprendre : sa femme) n’en sont plus convaincues. Ces derniers temps, le Conseil des Marchands a explosé, chacun de ses membres tentant d’empêcher son petit morceau du pays de sombrer dans le chaos. Si ces gens détenaient le roi, ils l’auraient crié sur tous les toits, à l’heure qu’il est.
Agacée, Cadsuane tapota sa coupe du bout d’un ongle. Se pouvait-il que la théorie du garçon soit juste ? Alsalam prisonnier d’un Rejeté ?
— Quoi d’autre ?
— Il y a des Aiels en ville, maîtresse Shore, dit Quillin en frottant une tache imaginaire, sur la table.
— Merci, je n’avais pas remarqué, railla Cadsuane.
L’aubergiste gloussa bêtement.
— Oui, oui, ça saute aux yeux, en quelque sorte… Mais vingt-quatre mille, quand même… Hum, oui, c’est le chiffre exact. On murmure que le Dragon Réincarné les a amenés pour asseoir son pouvoir et son autorité. Sinon, qui a jamais entendu parler d’Aiels qui distribuent des vivres ? La moitié des nécessiteux de la ville ont trop peur pour aller en chercher. Ils craignent que les sauvages aient empoisonné le grain.
— Des Aiels, recourir au poison ?
Cadsuane n’avait encore jamais entendu cette ânerie-là.
— Certains prétendent que c’est pour ça que la nourriture est dangereuse, maîtresse.
— Elle pourrissait bien avant l’arrivée des Aiels, non ?
— C’est vrai. Mais face à tant de grain gâté, il est difficile de se souvenir des vérités fondamentales. De plus, le mal s’est aggravé depuis l’arrivée du Dragon Réincarné.
Pour dissimuler sa moue désapprobatrice, Cadsuane prit une gorgée de vin. Le problème était-il vraiment pire depuis l’arrivée d’al’Thor ? Ou était-ce une bêtise de plus ?
— Et les autres événements étranges qui ont lieu en ville ?
— Vous en avez entendu parler ? Les gens préfèrent n’en rien dire, en général. Heureusement, mes sources savent aller au-delà du silence…
» Des enfants mort-nés, des hommes qui meurent de chutes qui n’auraient rien dû leur faire, des blocs de pierre qui se détachent des bâtiments, des marchandes qui succombent en pleines négociations… Nous vivons des temps dangereux. Je ne me fie pas aux ouï-dire, mais j’ai vu certaines choses de mes yeux.
En soi, ces drames n’avaient rien d’inattendu.
— Mais il y a les compensations, rappela Cadsuane.
— Les compensations ?
— L’explosion du nombre de mariages, les enfants confrontés à des bêtes sauvages qui en sortent indemnes, les fortunes découvertes sous le plancher des maisons les plus modestes… Toutes ces choses-là.
— Ce serait formidable, si ça arrivait.
— Tu n’as pas entendu de récits de ce genre ?
— Pas un seul, maîtresse Shore. Je peux demander, si vous voulez.
— Fais-le, oui.
Al’Thor était un ta’veren. Dans la Trame, l’équilibre comptait parmi les notions fondamentales. Pour chaque mort provoquée par la présence de Rand, il devait y avoir une survie miraculeuse.
Si cette règle-là ne s’appliquait plus, où allait-on ?
Cadsuane passa à des questions plus spécifiques. Par exemple, sur les membres du Conseil des Marchands les plus en vue. Le garçon voulait tous les capturer, la légende le savait. Si elle glanait sur ces notables les informations qui lui manquaient, ce serait une formidable monnaie d’échange.
Avant de partir, Cadsuane demanda à Quillin de lui préparer un rapport sur la situation des autres grandes cités domani et d’enquêter sur les groupes de Tarabonais rebelles qui multipliaient les raids depuis leur pays natal.
Une fois hors de l’auberge, sa capuche relevée, la légende s’avisa que sa conversation avec Quillin la laissait avec plus de questions que de réponses.
Le temps semblait pluvieux. En ce moment, c’était presque toujours le cas. Un ciel plombé, un air abominablement lourd… et une chaleur d’enfer. Heureusement, il avait bel et bien plu, la veille. Pour une raison inconnue, ça rendait moins insupportable la vue sur les amas de nuages. Parce que ces phénomènes pouvaient du coup passer pour naturels.
Ainsi, il devenait possible de prétendre que tout n’était pas dû au retour du Ténébreux.
Un leurre, oui ! Après avoir assoiffé les gens via la sécheresse, puis les avoir tétanisés de froid pendant l’hiver, le Ténébreux semblait vouloir les faire crever de mélancolie.
Prudente, Cadsuane secoua les pieds pour s’assurer que ses sabots étaient bien fixés, puis elle grimpa sur un trottoir et se dirigea vers le port. Ces rumeurs, sur le grain souillé, elle allait devoir les vérifier.
Les événements liés à la présence d’al’Thor étaient-ils vraiment devenus plus ravageurs ? Ou la légende se mettait-elle en quête de questions auxquelles elle connaissait déjà les réponses ?
Al’Thor… Il était temps de regarder la vérité en face. Auprès de lui, elle avait lamentablement échoué. Avec l’a’dam destiné aux hommes, elle n’avait commis aucune erreur, quoi que prétende le garçon. Quelqu’un avait volé cet artefact, et pour faire ça, il fallait être incroyablement rusé et puissant dans le Pouvoir. Toute personne capable d’un tel exploit aurait pu subtiliser un autre collier masculin aux Seanchaniens. Très certainement, il y en avait treize à la douzaine, chez l’ennemi.
Mais ce collier avait été volé dans sa chambre, en un effort manifeste pour semer la zizanie et troubler les consciences.
Le voleur avait peut-être eu une autre intention : cacher le retour de la puissante figurine entre les mains du garçon.
Le caractère d’al’Thor se gâtait chaque jour davantage. Avec une arme pareille, que finirait-il par détruire ?
Le pauvre jeune idiot… Il n’aurait jamais dû se retrouver avec un collier autour du cou, livré à la domination d’une Rejetée. À coup sûr, ça lui avait rappelé l’époque où des Aes Sedai, après l’avoir enfermé dans une caisse, le rouaient de coups dès qu’il en sortait.
Tout ça allait compliquer sa mission. Voire la saboter.
Car une question cruciale se posait à elle. Le garçon était-il encore sauvable ? Ou était-il trop tard pour qu’il change ? Et dans ce cas, que pouvait-elle faire, en supposant qu’il lui reste des possibilités ? Le Dragon Réincarné devait combattre le Ténébreux au mont Shayol Ghul. S’il ne le faisait pas, tout serait perdu. Mais qu’arriverait-il si lui permettre de jouer son rôle se révélait tout aussi désastreux ?
Non, pas question de croire que la bataille était déjà perdue. Il devait y avoir un moyen d’orienter al’Thor dans une autre direction. Mais lequel ?
Le garçon n’avait pas réagi comme un paysan soudain doté de pouvoir. Il n’était pas devenu égoïste et encore moins mesquin. Sans chercher à se remplir les poches, il s’était aussi abstenu de se venger bêtement de ceux qui l’avaient maltraité dans sa jeunesse. À dire vrai, un grand nombre de ses décisions étaient empreintes de sagesse. Sauf quand il s’agissait de s’exposer au danger.
En chemin, Cadsuane croisa des réfugiés dans leur tenue incroyablement criarde. Plus d’une fois, elle dut contourner des groupes assis à même le trottoir, un « camp » dressé au beau milieu d’une rue ou dans l’entrée d’une demeure. Pour la laisser passer, personne ne s’écarta. À quoi bon avoir un visage d’Aes Sedai, si on devait le cacher ? Cette ville était simplement trop peuplée…
Cadsuane ralentit quand elle arriva en vue d’une rangée de fanions qui composaient le nom de l’officier communal des quais – qui se trouvaient juste devant elle, occupés par deux fois plus de navires du Peuple de la Mer. En majorité des trois-mâts, ces énormes transporteurs… Une bonne partie étaient des navires seanchaniens reconvertis. Des bâtiments récupérés lors de la débâcle d’Ebou Dar, quelque temps auparavant.