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Sur les quais, une foule avide de grain se pressait. Ici, on ne semblait pas avoir peur du « poison », mais être avide de se remplir l’estomac. La faim, c’était bien connu, poussait les gens à oublier pas mal de leurs peurs.

Des portefaix et des Aiels en cadin’sor – l’air sinistre comme de juste – maintenaient l’ordre dans cette cohue.

Quelques marchands traînaient dans le coin. Sans doute avec l’idée de s’approprier les secours alimentaires pour les revendre.

Bref, tout semblait pareil que chaque jour depuis l’arrivée d’al’Thor. Alors, pourquoi Cadsuane s’immobilisa-t-elle ? Quelque chose se passait dans son dos qui…

Se retournant, elle vit que des cavaliers avançaient dans la rue boueuse. Sur son cheval noir, vêtu d’une tenue sombre, avec de rares broderies rouges, Rand al’Thor chevauchait en tête. Comme d’habitude, il était suivi par des soldats, des conseillers et une nuée de sycophantes domani.

Cadsuane semblait lui tomber souvent dessus, dans les rues. Prenant sur elle, la légende résista à l’envie de s’engouffrer dans une allée et resta où elle était. Cela dit, elle tira sur sa capuche pour noyer son visage dans les ombres.

Al’Thor ne parut pas la reconnaître. Comme souvent, il était plongé dans ses pensées, qui semblaient le perturber grandement.

La légende aurait voulu lui crier qu’il devait accélérer le rythme. Oui, s’approprier la couronne, puis ficher le camp d’ici. Par bonheur, elle parvint à s’en empêcher. Pas question que trois cents ans de vie finissent sous la hache ou le nœud coulant d’un bourreau appointé par le Dragon Réincarné.

La colonne passa devant Cadsuane. Comme toujours, quand elle se détourna du garçon, elle crut distinguer autour de lui, à la lisière de son champ de vision, un étrange halo d’obscurité. Dès qu’elle le regardait en face, cette ombre se volatilisait. En réalité, lorsqu’elle tentait de la voir, elle lui échappait. Pour la visualiser, il fallait qu’elle louche sur Rand – et encore, ça ne fonctionnait pas à tous les coups.

De sa vie, elle n’avait jamais rien entendu ni lu sur un tel phénomène. Voir cette aura autour du Dragon Réincarné la terrifiait. Au fil du temps, c’était devenu plus important que sa fierté et plus angoissant que ses échecs.

Non, c’était ainsi depuis toujours. Guider al’Thor n’avait rien à voir avec le contrôle d’un cheval au galop. C’était comme vouloir dominer une tempête !

Elle ne le ferait jamais changer de cap. Le garçon se méfiait des Aes Sedai, et il avait de bonnes raisons. En fait, il ne faisait confiance à personne, sauf peut-être à Min. Mais la jeune femme avait toujours résisté aux approches de la légende. En d’autres termes, elle était presque aussi folle que son homme.

Inspecter les quais ne menait à rien. Parler à ses informateurs non plus. Pourtant, si Cadsuane ne faisait rien, tout serait bientôt perdu.

Mais faire quoi ?

Cadsuane s’adossa au mur d’un bâtiment dont les étendards, poussés par le vent, désignaient tous le nord. La direction de la Flétrissure, là où se jouerait le destin du garçon.

Une idée traversa l’esprit de la légende. Comme un noyé saisit une bouée de sauvetage, elle s’en empara au vol.

À quoi était attachée sa « bouée » ? Elle l’ignorait, mais c’était son ultime espoir.

Faisant demi-tour, elle rebroussa chemin, la tête baissée, osant à peine penser à son plan. Il semblait si fragile. Si al’Thor était vraiment dominé par sa fureur, comme elle le redoutait, ça ne l’aiderait pas plus que le reste.

Cela dit, s’il en était là, plus rien ne l’aiderait. En conséquence, elle n’avait rien à perdre. À part le monde, tout simplement…

Se frayant un chemin dans la foule ou la contournant parfois, la légende ne tarda pas à arriver devant la nouvelle demeure de Rand. Dans l’ancien camp de Dobraine, une bonne partie des Aiels s’étaient installés. Les autres occupaient les jardins, une aile de la demeure ou des bâtiments environnants.

En chemin vers l’aile occupée par les Aiels, Cadsuane ne fut interceptée par aucun guerrier ni aucune Promise. Auprès de ces gens, elle jouissait de privilèges auxquels aucune autre sœur n’aurait pu prétendre.

Dans une des bibliothèques, elle trouva Sorilea et les autres Matriarches en grande conférence – assises sur le sol, bien entendu.

Sorilea salua amicalement la légende. Bien qu’elle n’eût pratiquement plus que la peau sur les os, personne n’aurait eu l’idée de qualifier cette Matriarche de « fragile ». Pas avec les yeux vifs qui brillaient sur son visage buriné par les intempéries mais pourtant d’une incontestable jeunesse. Pourquoi les Matriarches pouvaient-elles vivre si longtemps sans acquérir l’intemporalité des Aes Sedai ? Jusque-là, Cadsuane n’avait pas pu répondre à cette question.

Abaissant sa capuche, elle s’assit parmi les Aielles, sur les inévitables coussins.

— J’ai échoué, dit-elle en regardant Sorilea dans les yeux.

La Matriarche acquiesça, comme si elle en était arrivée à la même conclusion.

Cadsuane se força à ne pas laisser transparaître son accablement.

— Il n’y a aucune honte à échouer, dit Bair. Surtout quand quelqu’un d’autre est responsable du fiasco.

— Le Car’a’carn est le plus têtu de tous les hommes, renchérit Amys. Cadsuane Sedai, tu n’as aucun toh envers nous.

— Dans peu de temps, la honte et le toh n’auront plus aucune importance. Mais j’ai un plan. Vous voulez bien m’écouter ?

Les Matriarches se consultèrent du regard.

— Quel plan ? demanda Sorilea.

Cadsuane sourit puis exposa son idée.

Regardant par-dessus son épaule, Rand suivit Cadsuane des yeux tandis qu’elle s’éclipsait. Sans doute pensait-elle qu’il ne l’avait pas reconnue, alors qu’elle se cachait au coin de la rue. La capuche dissimulait son visage, certes, mais rien n’aurait pu occulter sa posture arrogante – même sa démarche volontairement maladroite. Cela dit, en se pressant, elle restait maîtresse d’elle-même. Impressionnés, des passants s’écartaient sur son chemin.

À le suivre partout comme ça, elle jouait avec le feu. Mais elle ne lui avait pas montré son visage, donc, il ne lui ferait pas d’ennuis. Si la bannir n’avait pas été très intelligent, il ne pouvait pas revenir en arrière. À l’avenir, il faudrait qu’il contrôle mieux ses nerfs. La colère, il devait la garder en lui, enveloppée de glace et pulsant comme un second cœur.

Rand se tourna vers les quais. En un sens, il n’avait aucune raison de superviser en personne la distribution du grain. Sauf que… Eh bien, en sa présence, la manne avait de bien meilleures chances d’arriver dans l’assiette de ceux qui en avaient le plus besoin. Privés de roi depuis trop longtemps, ces gens méritaient de voir qu’il y avait quelqu’un aux commandes.

Avant d’atteindre la jetée, Rand fit tourner Tai’daishar afin qu’il continue à longer les quais. Ensuite, il regarda l’Asha’man qui chevauchait près de lui. Costaud, le visage anguleux et la mince silhouette d’un guerrier, Naeff avait longtemps appartenu à la Garde Royale d’Andor avant de démissionner, révulsé par le règne du « seigneur Gaebril ». Venu à la Tour Noire, il y avait vite gagné l’épée et le dragon.

Tôt ou tard, Rand devrait laisser Naeff – un des premiers Asha’man liés à une sœur – rejoindre son Aes Sedai. Ou il lui faudrait accepter qu’elle le rejoigne. L’idée d’avoir une sœur de plus sur les bras lui pesait, mais Nelavaire Demasiellin, de l’Ajah Vert, n’était pas la pire qu’on pouvait imaginer.