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— Je suis navré, Nynaeve, dit-il alors qu’il ne ressentait rien.

Ressentir, ça lui était impossible, ces derniers temps.

— Tu crois que je l’ai envoyé seul ? Vous êtes décidément deux crétins ! J’ai fait ce qu’il fallait pour qu’il ait une armée, même s’il n’en voulait pas.

Un exploit dont Nynaeve était tout à fait capable. Par exemple, en envoyant, au nom de Lan, des messages à tous les survivants du Malkier.

Sur ce sujet, Lan n’était pas très clair. Pour ne pas entraîner à la mort ses derniers compatriotes, il refusait de brandir l’étendard du Malkier et de revendiquer la couronne qui lui revenait de droit. En même temps, au nom de l’honneur, il était prêt à se sacrifier pour son pays.

C’est ce que je fais ? Chevaucher vers ma fin au nom de l’honneur ? Non, c’est différent. Lan, lui, a le choix.

Quel que soit le destin que se voyait Lan, aucune prophétie n’affirmait qu’il devait mourir pour sauver le monde.

— Cela dit, reprit Nynaeve, un peu d’aide ne lui ferait pas de mal. Son armée sera… modeste. Face aux Trollocs, je doute qu’elle tienne longtemps.

— Il attaquera ? demanda Rand.

Nynaeve hésita.

— Il ne me l’a pas dit, mais je crois que oui. Il pense que tu perds ton temps ici, Rand. En arrivant avec une armée, s’il trouve des Trollocs massés dans la brèche de Tarwin… Oui, je parie qu’il attaquera.

— Alors, il aura ce qu’il mérite, après être parti sans nous.

— Comment oses-tu dire ça ?

— C’est la vérité. L’Ultime Bataille est imminente. Ma propre attaque sur la Flétrissure aura peut-être lieu en même temps que celle de Lan… et peut-être pas.

Rand se tut, soudain pensif. Si Lan et son armée, si modeste fût-elle, se battaient dans la brèche de Tarwin, ça attirerait sans doute l’attention. Si lui-même n’attaquait pas à cet endroit, ça perturberait le Ténébreux. Alors que ses adversaires auraient les yeux rivés sur Lan, il pourrait les attaquer là où ça lui chanterait.

— Oui, souffla Rand, pensif. Sa mort pourrait m’être très utile.

Nynaeve en écarquilla les yeux de rage, mais il fit comme s’il n’avait rien vu. Tout au fond de lui, dans un refuge secret, une partie de lui-même s’inquiétait pour Lan. Il ne devait pas s’en soucier, mais une petite voix lui soufflait :

Il t’appelle « son ami »… Ne l’abandonne pas.

Non sans peine, Nynaeve parvint à contrôler sa fureur, ce qui impressionna Rand.

— Nous reparlerons de tout ça, marmonna-t-elle. Peut-être quand tu auras réfléchi à ce que signifie vraiment le fait d’abandonner Lan.

Rand aimait continuer à voir Nynaeve sous les traits de la Sage-Dame autoritaire qui le tarabustait sans cesse à Champ d’Emond. À l’époque, on avait l’impression qu’elle en faisait toujours trop, de peur que les gens oublient son titre à cause de sa jeunesse. Mais elle avait grandi…

La colonne atteignit la demeure, où cinquante soldats de Bashere montaient la garde devant le portail. Quand Rand passa devant eux, ils le saluèrent avec un bel ensemble.

Le jeune homme passa ensuite devant des Aiels, mit pied à terre près des écuries et décrocha la clé d’accès du pommeau de sa selle pour la remettre dans la poche spéciale de sa veste – une sorte de bourse, sécurisée par un bouton. La main qui tenait la sphère semblait du coup jaillir des profondeurs du vêtement.

Rand fila directement dans sa salle du trône. Comment l’appeler autrement, depuis que le siège royal d’Alsalam avait été transféré dans son fief ? Un meuble bien trop volumineux, avec des dorures et des gemmes partout, y compris autour du dossier. Évoquant des yeux exorbités, les pierres précieuses étaient vraiment de trop. Le genre d’ostentation que Rand détestait.

Le trône n’avait pas été retrouvé au palais. Soucieux de le « protéger » des émeutes, un marchand l’avait fait transférer chez lui. Avec l’intention de le rendre dès que les choses seraient redevenues normales, bien entendu…

Même s’il ne l’aimait pas, Rand prit place sur le siège en s’assurant que la statuette ne lui rentre pas dans les côtes.

À Bandar Eban, les puissants ne savaient trop que penser de lui, et ça lui allait très bien. Il n’avait pas ceint la couronne, mais son armée pacifiait la capitale. Parlant de remettre au pouvoir le roi légitime, il occupait pourtant son trône comme s’il lui revenait de droit. Cela dit, il ne s’était pas installé au palais…

Le contre-pied permanent, pour garder les gens dans l’expectative.

En réalité, Rand n’avait encore rien décidé. Mais bien des choses dépendraient des rapports du jour.

Lorsque Rhuarc entra, le jeune homme le salua, puis il se leva, descendit de l’estrade et vint s’asseoir avec l’Aiel sur le tapis circulaire multicolore prévu à cet effet. La première fois, cette façon de siéger avait fait des remous dans les rangs des notables et des fonctionnaires domani, peu habitués à de telles familiarités.

— Rand al’Thor, dit Rhuarc, nous avons déniché et arrêté un autre membre du Conseil. Alamindra Cutren se cachait dans le domaine de sa cousine, non loin de la frontière septentrionale. Il n’a pas été très difficile d’imaginer où elle avait pu filer.

Donc, ça faisait quatre membres du Conseil en prison.

— Et Meashan Dubaris ? Tu disais être sur sa piste.

— Morte, lâcha Rhuarc. Tuée par un voyou, la semaine dernière.

— Tu en es certain ? C’est peut-être un coup monté, pour que tu perdes sa trace.

— Je n’ai pas vu son cadavre, mais des hommes à moi l’ont étudié, et ils affirment qu’il correspond aux descriptions. Je suis presque sûr que la nouvelle est fiable.

Quatre conseillères capturées et deux mortes… Ça en laissait quatre dans la nature, qu’il faudrait retrouver avant de pouvoir désigner le nouveau roi. Dans l’histoire de l’Arad Doman, ce ne serait sûrement pas l’élection la plus équitable. Mais pourquoi s’en inquiéter ? Rand s’en fichait comme d’une guigne. Et que lui importait l’approbation des Domani ?

Rhuarc dévisageait Rand. Lui aussi avait l’air pensif. Sans doute parce qu’il se faisait les mêmes réflexions.

— Continuez à chercher, dit Rand. Je ne compte pas régner sur l’Arad Doman. Si nous ne trouvons pas le roi légitime, nous ferons en sorte que le Conseil des Marchands en nomme un nouveau. Je me fiche de son identité, tant que ce n’est pas un Suppôt des Ténèbres.

— Si tu le dis, convint Rhuarc en faisant mine de se lever.

— L’ordre est important, mon ami. Et je n’ai pas le loisir de pacifier ce royaume moi-même. Avant l’Ultime Bataille, il nous reste très peu de temps.

Rand jeta un coup d’œil à Nynaeve, qui se tenait dans un coin, avec une poignée de Promises.

— Avant la fin du mois, il faut que tous les membres du Conseil soient entre nos mains.

— Tu es un chef exigeant, Rand al’Thor, soupira Rhuarc.

Rand se leva.

— Trouve ces gens. Ce peuple mérite un souverain.

— Et le roi légitime ?

Rand regarda sur la droite, où deux solides Promises surveillaient Milisair Chadmar. La beauté d’hier semblait aujourd’hui… hagarde. Sans doute parce qu’ils étaient plus faciles à entretenir ainsi, ses cheveux noirs formaient à présent un austère chignon. Toujours hors de prix, sa robe était froissée, comme si elle l’avait portée trop longtemps. Les yeux rouges, elle restait jolie, mais à la manière d’un portrait jauni par le temps qui commence à s’écailler.

— Puisses-tu trouver de l’eau et de l’ombre, Rhuarc, dit Rand en guise d’au revoir.

— Puisses-tu trouver de l’eau et de l’ombre, Rand al’Thor, lui fit écho le chef aiel.

Il se retira, certains de ses guerriers le suivant. Après avoir pris une grande inspiration, Rand alla se rasseoir sur son trône grotesque. Rhuarc, il le traitait avec tout le respect qu’il méritait. Les autres hommes ? Eh bien, eux aussi recevraient leur dû…