Se penchant en avant, Rand fit signe à Milisair d’approcher. La poussant dans le dos, une Promise força la jeune femme à avancer. Milisair, nota Rand, semblait bien plus apeurée que lors de leur premier entretien.
— Alors ? lui demanda-t-il.
— Seigneur Dragon, commença-t-elle en regardant autour d’elle.
On eût dit qu’elle cherchait de l’aide auprès des fonctionnaires et des nobles domani présents dans la pièce. Tous l’ignorèrent, même le seigneur Ramshalan, un courtisan insupportablement fat.
— Je t’écoute, dit Rand.
— Le messager que tu voulais voir… Il est mort.
— Comment est-ce arrivé ?
— Les hommes que j’avais chargés de le surveiller… Eh bien, ils le traitaient très mal, sans même lui donner à boire. Alors, il a attrapé une mauvaise fièvre, et…
— En d’autres termes, après n’avoir pas réussi à arracher des informations à cet homme, tu l’as laissé croupir dans une cellule, l’oubliant jusqu’à ce que je demande à le voir.
Jalani, une très jeune Promise, fit un pas en avant et prit la parole.
— Car’a’carn, cette femme nous l’avons surprise à faire ses bagages, avec l’intention de s’enfuir.
Milisair blêmit.
— Seigneur Dragon, c’était un moment de faiblesse… Je…
Rand intima à la traîtresse de se taire.
— Et que vais-je pouvoir faire de toi, à présent ?
— Lui couper la tête, seigneur ! s’écria Ramshalan en avançant à son tour.
Rand fronça les sourcils. Il n’avait pas demandé une réponse. Mince, bien entendu affublé d’une fine moustache, le seigneur domani avait un nez proéminent sans doute légué par un ancêtre originaire du Saldaea. En guise de veste, il portait un modèle bleu, orange et jaune avec des poignets de dentelle blanche. Parmi les Domani de haute extraction, les tenues de ce genre semblaient à la mode. Une mouche en forme d’oiseau sur la joue, le dandy arborait des boucles d’oreilles gravées des armoiries de sa maison.
Des courtisans comme lui, Rand en connaissait une légion. Un petit pois en guise de cerveau, mais un carnet d’adresses bien garni. Dans la noblesse, on semblait faire l’élevage de ces pantins – comme des moutons sur le territoire de Deux-Rivières. Avec sa voix nasale, sa bassesse dès qu’il était devant Rand et sa tendance à trahir les autres, Ramshalan était un spécimen très peu engageant.
Pourtant, les types comme lui pouvaient être utiles. Très rarement.
— Qu’en penses-tu, Milisair ? Dois-je te faire exécuter pour trahison, comme cet homme le propose ?
Les yeux secs, Milisair n’en était pas moins terrifiée. Tendant des mains tremblantes, elle implora Rand en silence.
— Non, tu vivras… J’ai besoin de toi pour choisir un nouveau roi. Si je commence à vous faire tous exécuter, à quoi bon fouiller le pays pour trouver les membres manquants de votre fichu conseil ?
Milisair relâcha son souffle et se détendit un peu.
— Qu’on l’enferme dans le donjon où elle a emprisonné le pauvre messager, dit Rand aux Promises. Mais qu’elle ne connaisse pas le même sort que lui. Tant que je n’en aurai pas fini avec elle.
Milisair éclata en sanglots. Les Promises la tirèrent dehors, mais Rand la chassa de son esprit avant même qu’elle soit hors de sa vue.
Ramshalan la regarda partir sans cacher sa jubilation. Si Rand avait bien compris, elle l’avait insulté plusieurs fois en public. Un des rares éléments à sa décharge…
— Les autres membres du conseil ont-ils eu des contacts avec le roi ? demanda Rand aux fonctionnaires.
— Pas plus récemment qu’il y a quatre ou cinq mois, seigneur, répondit Noreladim, un bonhomme ventripotent. Pour Alamindra, nous ne savons pas, puisqu’elle s’est cachée jusqu’à ces derniers temps.
Alamindra aurait-elle des nouvelles intéressantes ? C’était peu probable. Détenir un messager du roi et le laisser crever ! Quelle imbécile, cette Milisair !
Si Graendal a envoyé le messager, dit soudain Lews Therin, je n’aurais pas pu le faire parler. En matière de coercition, cette Rejetée est trop forte. La meilleure, je crois…
Rand hésita. Pour une fois, c’était une remarque pertinente. Si le messager avait été sous coercition, avec Graendal pour tirer ses ficelles, il n’aurait certainement pas dévoilé la position actuelle de sa maîtresse. Pour cela, il aurait fallu neutraliser la toile de coercition au moyen d’une guérison qui dépassait les compétences de Rand. Quand il s’agissait de brouiller sa piste, Graendal était effectivement la meilleure.
Mais Rand n’était pas sûr qu’elle soit en Arad Doman. S’il y avait eu un messager sous coercition, ç’aurait suffi pour le prouver.
— Je veux parler à tous ceux qui ont prétendu avoir un message du roi. Tous les gens en ville…
— Nous les trouverons, seigneur Dragon, pontifia Ramshalan.
Rand acquiesça distraitement. Si Naeff s’en tirait comme il l’espérait avec les Seanchaniens, il pourrait quitter très bientôt l’Arad Doman. Il aurait aimé laisser un roi derrière lui – et le cadavre de Graendal. Mais il se contenterait de la paix et d’intensives distributions de nourriture.
Après tout, il ne pouvait pas résoudre les problèmes de tout le monde. En revanche, il était dans ses cordes de laisser les gens dans l’expectative assez longtemps pour qu’il puisse crever dûment au mont Shayol Ghul.
Et laisser le monde se disloquer de nouveau, après son départ…
Il serra les dents. S’inquiéter au sujet de ce qui était hors de sa sphère d’influence revenait à perdre son temps.
Est-ce pour ça que je répugne à nommer le roi de l’Arad Doman ? Après ma mort, cet homme perdra son autorité, et le royaume sera de retour sur la case départ. Si ce n’est pas un roi soutenu par le Conseil, ça reviendra à offrir le pays sur un plateau d’argent aux Seanchaniens.
Tant de données à considérer. De problèmes à régler. Trop, en réalité. Il n’y arriverait pas.
— Je n’approuve rien de tout ça, Rand, dit soudain Nynaeve. (Debout près de la porte, les bras croisés, elle semblait moins commode que jamais.) Et nous n’avons pas fini d’évoquer Lan.
Rand eut un geste agacé.
— C’est ton ami, Rand, insista l’ancienne Sage-Dame. Et qu’en est-il de Perrin et Mat ? Sais-tu où ils sont ? Ce qui leur est arrivé ?
Des couleurs tourbillonnèrent dans la tête de Rand. Puis une image se forma : Perrin, debout près d’une tente avec Galad. Que fichait-il avec ce type ? Et quand le demi-frère d’Elayne avait-il rejoint les rangs des Capes Blanches ?
L’image changea, devenant celle de Mat à cheval dans les rues d’une ville familière. Caemlyn ? Thom était là aussi.
Rand plissa le front. Il sentait comme un appel de Mat et de Perrin. C’était dû à leur nature de ta’veren, qui tendait à les réunir. Pour l’Ultime Bataille, ils devraient être ensemble.
— Rand, grogna Nynaeve, daigneras-tu me répondre ?
— Sur Mat et Perrin ? Ils sont vivants.
— Comment le sais-tu ?
— Je le sais, c’est tout… Et ils ont intérêt à ne pas mourir. Avant que tout ça soit terminé, j’aurai besoin d’eux.
— Rand ! Ce sont tes amis !
— Deux fils dans la Trame, Nynaeve… (Rand se leva.) Je ne sais plus très bien qui ils sont, et je parie qu’ils diraient la même chose de moi.
— Tu te fiches de ce qui leur arrive ?
— Ce qui leur arrive ? répéta Rand en descendant de son estrade. Ce qui m’intéresse, c’est l’Ultime Bataille. Ma préoccupation, c’est de faire la paix avec les Seanchaniens histoire de me concentrer sur nos véritables ennemis. En comparaison, deux jeunes gars de mon village ne pèsent pas lourd.