Rand défia Nynaeve du regard. Ramshalan et les autres Domani reculèrent, refusant d’être pris en tenaille entre les yeux du Dragon et ceux de la tigresse.
Nynaeve parut frappée par une profonde tristesse.
— Rand, tu ne peux pas continuer comme ça. Cette insensibilité, en toi, finira par te briser.
— Je fais ce qui s’impose, lâcha le jeune homme, la colère grondant en lui.
Cesserait-on un jour de contester ses choix ?
— Ce n’est pas ce que tu dois faire, Rand. Tu te détruiras, et…
Cette fois, la rage explosa. Se tournant vers Nynaeve, Rand pointa sur elle un index menaçant.
— Tu veux finir comme Cadsuane, Nynaeve ? L’époque où on me manipulait est révolue. Donne ton avis quand je le demande, et le reste du temps, épargne-moi tes sermons.
Nynaeve eut un mouvement de recul. Serrant les dents, Rand refoula sa colère. Alors qu’il baissait les bras, il s’avisa qu’il avait tendu le droit en direction de la clé d’accès, dans sa poche spéciale.
Les yeux rivés sur l’artefact, Nynaeve n’osa pas respirer jusqu’à ce qu’il ait éloigné sa main.
Cette explosion surprit Rand, car il pensait en avoir fini avec ça. Bien au contraire, il dut produire un effort surhumain pour se calmer.
À grands pas, il se dirigea vers la porte et la poussa tandis que ses Promises le suivaient.
— Plus d’audience aujourd’hui, dit-il aux Domani qui tentaient aussi de lui coller aux basques. Exécutez vos ordres, tous ! Je veux les autres membres du Conseil !
Tout le monde fila, à part les Aielles, qui l’escortèrent jusqu’à ses appartements.
Un peu plus longtemps… Il devait marcher sur la corde raide un peu plus longtemps. Après, il pourrait en finir. Et comme Lews Therin, s’avisa-t-il, il avait de plus en plus envie que ça se termine.
Tu as juré qu’on crèvera, souffla le spectre entre deux sanglots.
Oui, et je tiendrai parole.
32
Des fleuves de ténèbres
Sur le chemin de ronde du mur d’enceinte, Nynaeve contemplait Bandar Eban enveloppée d’un manteau d’obscurité. Le mur se dressait naturellement du côté « terre » de la cité, mais comme celle-ci était construite sur un terrain en pente, on pouvait voir sur une grande distance, jusqu’au port puis à l’océan. Sur l’onde lisse comme un miroir, le brouillard nocturne dérivait lentement. On eût dit un reflet des nuages où se nichait la lune, ses rayons parvenant de justesse à filtrer de leur masse noire.
Le brouillard atteignait rarement la ville. Au contraire, il planait au-dessus de l’océan, ses entrailles tourbillonnantes, comme s’il s’était agi du spectre d’un incendie de forêt contenu par une barrière invisible.
Nynaeve sentait la tempête qui se préparait, au nord. Elle l’entendait lui crier de sillonner les rues, en criant des avertissements. Tous dans les caves ! Stockez de la nourriture, parce qu’un désastre se profile !
Hélas, ni les murailles ni les digues n’enraieraient cette tempête. Parce qu’elle ne ressemblait à aucune autre.
Le brouillard annonçait souvent des vents violents, et celui de cette nuit ne faisait pas exception. Nynaeve tira sur son châle, et huma l’odeur iodée de l’air. Un parfum mêlé à celui des senteurs plus douteuses d’une ville surpeuplée. Les détritus, la suie et la fumée des feux et des fours, les relents de sueur… Comme Deux-Rivières lui manquait ! Là-bas, les vents étaient glaciaux, en hiver, mais ils semblaient toujours frais. À Bandar Eban, on eût juré qu’ils étaient rances.
À Deux-Rivières, Nynaeve al’Meara n’aurait plus jamais sa place. Autant que ça la blessât, elle le savait. Devenue une Aes Sedai, elle n’avait plus de lien avec la Sage-Dame de jadis – ni d’intérêt pour cette personne-là. Avec le Pouvoir de l’Unique, elle guérissait les gens d’une façon qui lui semblait toujours miraculeuse. Et avec tout le poids de la Tour Blanche derrière elle, elle était désormais une des plus puissantes femmes du monde, seulement égalée par les autres sœurs et par des monarques éphémères.
Et puisqu’on parlait de souverains, n’était-elle pas mariée avec un roi ? Même sans royaume, Lan restait une tête couronnée. À ses yeux, au moins.
Non, vivre à Deux-Rivières ne conviendrait pas à un roi. Et pour être franche, pas davantage à son épouse. Cette existence humble et simple – la seule qu’elle pouvait imaginer, avant – lui semblerait d’un ennui mortel.
Pourtant, en contemplant le brouillard nocturne, il semblait impossible de ne pas céder à la mélancolie.
— Là ! dit soudain Merise d’une voix tendue.
Avec Corele et Cadsuane, elle observait le paysage dans l’autre direction. Pas au sud-ouest, en direction de l’océan, mais à l’est.
Certaine que Cadsuane la jugeait en partie responsable de son bannissement, Nynaeve avait hésité à accompagner les trois sœurs. Mais l’idée d’observer les apparitions était bien trop excitante.
Nynaeve se détourna de la cité et rejoignit les autres tout en haut du mur légèrement incliné. Alors que Merise et Cadsuane l’ignoraient, Corele daigna lui jeter un coup d’œil.
Une situation qui convenait parfaitement à l’ancienne Sage-Dame. Encore que… Elle s’agaçait que Corele – membre de l’Ajah Jaune – fasse tant de difficultés pour l’accepter. Agréable et pleine de compassion, Corele s’entêtait à ne pas reconnaître Nynaeve comme une sœur jaune à part entière. Mais elle serait bien obligée de changer d’attitude quand Egwene aurait réunifié la tour.
Campée entre deux merlons, Nynaeve sonda le panorama plongé dans la pénombre. En plissant les yeux, elle distingua les vestiges des cabanes qui avaient fleuri au pied du mur d’enceinte, ces derniers temps. Les menaces qui pesaient sur cette zone – réelles ou très exagérées – avaient incité les réfugiés à se tasser dans la ville. Gérer la situation, en comptant avec la faim et les épidémies, prenait énormément de temps à Rand.
Au-delà du camp abandonné, on ne voyait que des buissons, des arbres rabougris et des débris. Plus loin, les champs étaient à l’abandon. Pourquoi n’y poussait-il plus rien ? Dans ces conditions, que mangeraient les gens, l’hiver prochain ?
Cela dit, ce n’était pas ça qui intéressait l’ancienne Sage-Dame. Qu’avait donc vu Merise ? Et où ?
Nynaeve repéra soudain le phénomène. Comme une volute de brouillard, une vrille de lumière avançait en rasant le sol. Puis elle grossit, émettant une lueur semblable à celle qui se nichait au cœur de certains nuages. Bientôt, cette distorsion prit la forme d’une silhouette d’homme marchant à pas lents.
D’autres silhouettes apparurent. En un clin d’œil, une entière colonne se découpa à l’horizon. Une étrange procession, qui avançait dans l’affliction, aurait-on dit.
Nynaeve frissonna puis se tança intérieurement. C’étaient des spectres, sans l’ombre d’un doute, mais ils ne se montraient pas menaçants. Pourtant, les voir lui donnait la chair de poule.
Les fantômes blafards étaient trop loin pour qu’on distingue beaucoup de détails. Nynaeve vit quand même qu’il y avait des hommes et des femmes, tous vêtus de tenues fluorescentes dans lesquelles ils flottaient. Sur ces apparitions, on ne voyait aucune couleur. À l’inverse des esprits apparus un peu plus tôt, ceux-là n’étaient que pâleur et désolation.
En fait, ils étaient composés de lumière – mais une lumière venue d’ailleurs et jamais vue dans le monde.
Parmi ces fantômes – au nombre de deux cents, semblait-il – plusieurs portaient un grand objet. Une variante de palanquin ? Ou…
… Non, c’était un cercueil. Une procession funèbre jaillie du fond des âges ? Qu’était-il arrivé à ces gens, et pourquoi revenaient-ils dans le monde des vivants ?