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Beaucoup de gens avaient tenté de le contrôler – et d’autres essayaient toujours. Il avait dû en être furieux. Une réaction logique, mais qui ne facilitait pas la tâche de Nynaeve. Parce qu’elle, il aurait absolument fallu qu’il l’écoute.

La voyait-il comme une manipulatrice de plus ? Mais elle n’avait aucune intention de lui imposer sa volonté…

Au contraire, elle cherchait à lui montrer qu’ils avaient des objectifs communs. Sinon, elle n’entendait pas lui dire que faire, mais le convaincre de ne plus se comporter comme un idiot. Par-dessus tout, elle désirait qu’il soit en sécurité.

Rand, elle le voyait comme un chef respecté par son peuple, pas comme un tyran qui le terrorisait. Hélas, il refusait d’admettre que le chemin où il s’était engagé menait à la dictature.

Un roi, au bout du compte, n’était pas très différent du bourgmestre de Champ d’Emond. Lui aussi avait besoin d’être apprécié et respecté. Pour le sale travail – par exemple, punir les villageois qui dépassaient les bornes –, la Sage-Dame et le Conseil des Femmes suffisaient. Un bourgmestre, lui, devait être aimé. Le secret d’un village où il faisait bon vivre…

Mais comment le faire comprendre à Rand ? Dans l’impossibilité de le contraindre, Nynaeve devait le convaincre. Et pour ce faire, un plan commençait à germer dans sa tête. Quand elle atteignit la demeure, il était déjà bien avancé.

Les Aiels préférant rester près de Rand – pour la surveillance des couloirs et des salles, à l’intérieur –, des hommes de Bashere gardaient le portail. L’officier de nuit, Haster Nalmat, salua Nynaeve dès qu’elle se présenta devant lui. Certaines personnes, en ce monde, savaient encore traiter dignement une Aes Sedai.

Sa lanterne projetant des ombres irréelles, Nynaeve traversa les jardins très bien entretenus, avec une mention spéciale pour les arbres taillés en forme d’animaux de légende.

Les ombres se déplaçant au rythme de la lanterne – comme des coulées d’obscurité, elles se fondaient dans la masse noire de la nuit –, l’ancienne Sage-Dame aurait cru observer les mouvements des confluents d’un fleuve de ténèbres.

Devant la porte de la demeure, d’autres hommes de Bashere, plus nombreux – trop nombreux, en réalité –, filtraient les visiteurs. En des lieux pareils, quand il y avait des sentinelles, leurs amis venaient leur tenir compagnie, souvent pour bavarder. Nynaeve se campa devant ces hommes, en incitant plusieurs à cesser de s’adosser paresseusement à une colonne.

— Lesquels d’entre vous ne sont pas de service ? demanda l’ancienne Sage-Dame.

Comme prévu, sur les neuf, trois hommes levèrent la main, l’air penauds.

— Parfait, ça ! fit Nynaeve en confiant sa lanterne à un des types. Vous trois, venez avec moi.

Elle entra, le trio de soldats sur les talons.

La procession de spectres n’apparaissant jamais avant minuit, il se faisait tard et le fief de Rand somnolait. Dans l’entrée, le grand chandelier éteint, tous les couloirs étaient plongés dans l’obscurité. Puisant dans sa mémoire, Nynaeve choisit une direction et s’engagea dans un corridor. À la lueur de la lanterne, elle vit que les murs blancs, ici, étaient aussi immaculés que partout ailleurs dans la demeure. En revanche, ils n’arboraient aucun ornement.

Quand elle entra dans une office, Nynaeve se félicita, parce que son instinct ne l’avait pas trompée. Ici, les serviteurs préparaient les plateaux de nourriture avant de les porter dans la salle à manger. Pris dans l’autre sens, le couloir que l’ancienne Sage-Dame avait choisi conduisait aux salons de la maison. Au fond de l’office, un autre menait aux cuisines.

Autour d’une grande table, perchés sur de hauts tabourets, des hommes disputaient une partie de dés. À leur tenue – une chemise en lin vert et blanc et un solide pantalon –, Nynaeve identifia des domestiques de Milisair Chadmar.

L’intrusion de l’ancienne Sage-Dame fut un choc pour ces gaillards. L’un d’eux se leva même d’un bond en renversant sa chaise. Retirant son chapeau – un galurin fatigué d’un marron maladif que même Mat aurait hésité à porter –, il le tint devant lui, piteux comme un gosse qui se fait surprendre les doigts dans le pot de confiture.

Nynaeve se fichait comme d’une guigne de ce que faisaient ces types. Elle avait déniché des domestiques, et le reste ne comptait pas.

— Je dois voir la dosun, dit-elle, utilisant le terme local qui désignait la gouvernante. Qu’on aille la chercher pour moi.

Les trois soldats entrèrent dans le sillage de l’ancienne Sage-Dame. Malgré leur allure de lourdauds, ils marchaient avec la détermination des hommes qui savaient se battre et ne répugnaient pas à le faire. Pour les larbins de Milisair, une Aes Sedai devait être suffisamment intimidante. Mais les militaires seraient sûrement utiles plus tard.

— La dosun ? répéta l’homme au chapeau entre les mains. Vous ne préféreriez pas voir l’intendant ou… ?

— La dosun, insista Nynaeve. Qu’on me l’amène sur-le-champ. Laisse-lui le temps d’enfiler une robe, mais rien de plus. (Elle désigna un des soldats.) Va avec notre ami. Assure-toi qu’il ne parle à personne et qu’il ne donne pas à la dosun une occasion de filer.

— De filer ? s’étrangla maître Chapeau. Pourquoi Loral s’enfuirait-elle ? Qu’a-t-elle donc fait, ma dame ?

— Rien, j’espère. Ouste !

Les deux hommes sortirent en trombe. Les trois autres domestiques restèrent assis à la table, l’air de rêver d’être ailleurs. Nynaeve croisa les bras et repassa son plan en revue.

Rand avait considéré que sa quête du roi légitime prenait fin avec la mort du messager. Nynaeve n’en aurait pas juré. D’autres personnes étaient impliquées dans cette affaire, et quelques questions pertinentes pouvaient tout changer.

Il semblait peu probable que la dosun ait fait quelque chose de mal. Mais pour inciter maître Chapeau au silence, une sourde menace et un ange gardien seraient sûrement suffisants.

Un pari gagnant ! Quelques minutes plus tard, l’homme revint avec dans son sillage une femme d’âge mûr en robe de chambre bleue. Des cheveux gris dépassant d’un foulard rouge noué à la va-vite, la digne Domani était verte d’appréhension. Nynaeve en conçut une forte culpabilité. Que devait ressentir cette femme après avoir été tirée du lit par un larbin terrifié couinant qu’une Aes Sedai voulait la voir ?

Le soldat entra aussi et se campa devant la porte dès qu’il l’eut refermée. Râblé, les jambes arquées comme tous les cavaliers, il arborait une longue moustache à la mode du Saldaea. Ses deux compagnons surveillaient l’autre porte, leur air faussement détaché contribuant à faire monter la tension. Apparemment, ils avaient compris à quoi entendait jouer Nynaeve.

— Paix, ma bonne dame, dit celle-ci en désignant la table. Tu peux t’asseoir. Les autres, sortez dans le couloir et restez-y. Surtout, ne parlez à personne.

Les quatre domestiques ne se le firent pas dire deux fois. Pour les contraindre à la boucler, Nynaeve ordonna à un de ses hommes de leur tenir compagnie. De toute façon, l’heure tardive jouait en sa faveur. La plupart des serviteurs et des courtisans de Rand étant endormis, elle pourrait enquêter sans risquer d’alerter les éventuels coupables.

Le départ des serviteurs ne fit rien pour apaiser la dosun. En s’asseyant à la table, Nynaeve nota que les joueurs avaient laissé les dés mais emporté leurs mises. Le soldat chargé de surveiller les domestiques ayant pris la lanterne, seule une petite lampe, posée sur le rebord de la fenêtre, éclairait la pièce.

— Tu te nommes Loral, c’est bien ça ?