— Pour l’amour de la Lumière, marmonna Nynaeve.
Elle s’unit à la Source et canalisa un globe lumineux qui lévita au-dessus de sa main.
— Laissez la lanterne, mes braves…
Les deux gaillards se hâtèrent de rejoindre leur « chef ».
Quand elle fut devant la boutique du cirier, Nynaeve tissa un dôme de silence autour d’elle, des deux soldats et de la porte.
— Quel est ton nom ? demanda-t-elle à un des militaires.
— Triben, ma dame.
Le visage d’un oiseau de proie, Triben avait le front barré par une large cicatrice.
— Lui, c’est Lurts, dit-il en désignant son compagnon.
Une montagne d’homme qu’on imaginait mal dans la cavalerie. Pourtant, il en portait l’uniforme.
— Très bien, soldat Triben. Maintenant, défonce la porte.
Triben ne demanda pas d’explications. D’un coup de pied, il fit sauter le battant de ses gonds.
En faisant un bruit d’enfer, mais si le tissage de Nynaeve était au bon endroit, personne ne l’entendrait dans le bâtiment.
Nynaeve jeta un coup d’œil à l’intérieur. L’air embaumait la cire et le parfum. Sur le sol, des centaines de petites ombres rondes indiquaient les endroits où des gouttes de cire étaient tombées. Quand on la nettoyait, la cire laissait souvent une auréole.
— Vite ! lança Nynaeve. (Elle neutralisa le bouclier de silence mais conserva le globe lumineux.) Lurts, file derrière la boutique et assure-toi que personne ne s’enfuie. Triben, avec moi !
Étonnamment leste pour un type de sa carrure, Lurts courut prendre sa position. Nynaeve avança, sa lumière dévoilant des tonneaux de trempe pour les bougies et un tas de bouts de chandelle achetés pour quelques sous et en attente d’être refondus. Sur la droite, un escalier menait à l’étage.
Une petite niche, à l’avant de la boutique, tenait lieu de vitrine où étaient exposées des bougies de toutes les tailles. Du cierge droit ordinaire à la chandelle parfumée, on trouvait tout chez ce cirier. Si Loral s’était trompée sur le véritable commerce qu’on pratiquait ici…
Mais toute opération secrète avait besoin d’une couverture… Sans plus attendre, Nynaeve s’engagea dans l’escalier, dont les marches grincèrent sous son poids.
Le bâtiment étant étroit, Nynaeve et Triben trouvèrent seulement deux chambres à l’étage. L’une étant entrouverte, l’ancienne Sage-Dame réduisit l’intensité de son globe. Puis elle avança, son nouvel ami sur les talons. Un crissement indiqua qu’il venait de dégainer son épée.
Dans la chambre, il n’y avait qu’un gros homme qui ronflait sur un matelas posé à même le sol, les couvertures en tas à ses pieds. En un éclair, Nynaeve le ligota avec des flux d’Air. Il se réveilla, les yeux exorbités, et tenta de crier. Mais un bâillon d’Air l’en empêcha.
Tandis qu’elle nouait ses tissages, Nynaeve fit signe à Triben. Alors que le gros type se débattait en vain, ils passèrent dans l’autre pièce.
L’ancienne Sage-Dame tissa un nouveau dôme de silence. Une judicieuse initiative, car les deux hommes assez jeunes qui dormaient là se réveillèrent beaucoup plus vite.
L’un s’assit sur sa paillasse et voulut crier. Traversant la pièce, Triben le frappa à l’estomac, lui coupant le souffle.
Nynaeve saucissonna le fâcheux, puis elle passa à l’autre, nettement moins vif que son compagnon. Enfin, elle fit glisser les deux hommes vers elle, les fit léviter dans les airs et les dévisagea à la lueur de sa sphère.
Deux Domani, avec la moustache et les cheveux noirs de rigueur. Bien qu’en sous-vêtements, ils semblaient trop vieux pour être des apprentis.
— Je crois que nous sommes au bon endroit, Nynaeve Sedai…
Triben contourna les deux hommes et se campa près de sa compagne.
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
— Ce ne sont pas des apprentis, dit Triben en rengainant sa lame. Ils ont des cals sur les mains, mais pas l’ombre d’une brûlure. Et tu as vu leurs bras ? De toute façon, ils sont bien trop vieux. Et celui de gauche a eu le nez cassé au moins une fois.
Nynaeve y regarda de plus près et dut en convenir.
Comment ai-je pu rater ça ?
Cela dit, elle avait remarqué que l’âge ne collait pas.
— Auquel dois-je enlever son bâillon ? demanda-t-elle à Triben. Et lequel dois-je tuer ?
Les yeux ronds, les deux types se débattirent dans leurs liens. Ils auraient pu savoir qu’une Aes Sedai ne tuait jamais de sang-froid… En fait, elle n’aurait pas dû menacer ainsi ces hommes, mais les geôliers privés lui donnaient la nausée.
— Celui de gauche semble plus disposé à parler, Aes Sedai. Il te dira peut-être ce que tu veux savoir.
Nynaeve acquiesça puis retira le bâillon. De fait, l’homme parla sans qu’on l’y invite :
— Je ferai tout ce que vous voudrez ! Par pitié, ne remplissez pas mon ventre d’insectes. Je n’ai rien fait de mal, c’est juré…
Nynaeve remit le bâillon en place.
— Il pleurniche trop, lâcha-t-elle. L’autre saura peut-être parler quand on le lui demande, et la fermer le reste du temps.
Elle retira ce bâillon-là.
Toujours en lévitation, le geôlier paraissait terrifié, mais il ne s’épancha pas. La peur n’avait rien d’étonnant. Face au Pouvoir de l’Unique, les pires tueurs perdaient leurs moyens.
— Comment va-t-on dans le donjon ? demanda Nynaeve.
Le type parut révulsé, mais il devait avoir déjà deviné où voulait en venir Nynaeve. Même quand on lui avait vendu un cierge défectueux, une Aes Sedai ne déboulait pas en pleine nuit pour se faire rembourser.
— La trappe, dit l’homme. Sous le tapis, au milieu de la boutique.
— Parfait, fit Nynaeve.
Elle noua les flux qui immobilisaient les deux autres, puis remit son bâillon à celui qui venait de l’informer. Enfin, elle dissipa le tissage de lévitation. Ces deux-là viendraient avec Triben et elle, mais sur leurs jambes.
Quand le soldat eut récupéré le gros type, tous les cinq s’engagèrent dans l’escalier. En bas, ils tombèrent sur Lurts, qui jetait toujours un coup d’œil sur l’allée de derrière. Un jeune homme était assis sur le sol, en face de lui. Levant la main, Nynaeve vit qu’il s’agissait d’un Domani aux cheveux clairs inhabituels. Ses mains étaient constellées de brûlures.
— Voilà un apprenti de cirier, dit Triben. C’est probablement lui qui fait tout le travail.
— Il dormait dans ce coin, dit Lurts en désignant des couvertures. Une fois que vous étiez à l’étage, il a tenté de fuir par la porte de derrière.
— Amène-le, dit Nynaeve.
Dans l’avant-boutique, Triben souleva le tapis puis, avec la pointe de son épée, inspecta le sol jusqu’à ce qu’un cliquetis retentisse – la lame heurtant un gond, supposa Nynaeve.
Sans brusquerie, Triben continua son inspection et finit par ouvrir la trappe. À l’intérieur, une échelle s’enfonçait dans les ténèbres.
Nynaeve voulut passer la première, mais le soldat leva une main pour l’en empêcher.
— Si je te laisse faire, le seigneur Bashere me pendra avec mes propres étriers. Qui sait ce qu’il peut y avoir en bas ?
Triben se glissa dans le trou, sa lame dans une main, et commença à descendre. Très vite, un bruit indiqua qu’il venait d’arriver en bas.
Nynaeve roula de grands yeux. Les hommes ! Toujours les mêmes, ceux-là…
Faisant signe à Lurts de bien les surveiller, elle détendit les liens des trois geôliers afin qu’ils puissent bouger. Puis elle descendit l’échelle, sans chercher à imiter la ridicule élégance de Triben, et en laissant à Lurts le soin de gérer les trois salopards.
Une main levée, elle inspecta la cave à la lumière de son globe. Constatant que les cloisons étaient en pierre, elle cessa de s’inquiéter à cause du poids de la maison, au-dessus.
En face de l’ancienne Sage-Dame, l’encadrement d’une porte se découpait clairement. Triben y avait collé une oreille.