Sur un signe de l’Aes Sedai, il ouvrit le battant et le franchit à la vitesse de l’éclair. Les hommes de Bashere, à force de les fréquenter, semblaient adopter certains comportements des Aiels.
Nynaeve suivit le mouvement, des tissages d’Air en attente, au cas où ça tournerait mal. Derrière elle, les geôliers moroses finissaient de descendre l’échelle, Lurts sur leurs talons.
Dans la deuxième pièce, il n’y avait pas grand-chose à voir. Deux épaisses portes de cellule, une lourde table, deux tabourets et un grand coffre en bois. Pendant que Triben fouillait le meuble, Nynaeve envoya son globe lumineux l’éclairer.
Dès qu’il eut soulevé le couvercle, Triben fronça les sourcils. Puis il sortit une collection de couteaux à la lame brillante. Du matériel d’assistance à l’interrogatoire…
Nynaeve se retourna et foudroya du regard les trois tortionnaires.
— Les clés ? demanda-t-elle au type qui avait parlé.
Pour qu’il puisse répondre, elle souleva un peu le bâillon.
— Au fond du coffre, dit le voyou.
L’obèse – le chef de la bande, à coup sûr, puisqu’il avait droit à une chambre pour lui tout seul – foudroya son complice du regard.
Furieuse, Nynaeve fit léviter le sale type.
— Ne me provoque pas ! grogna-t-elle. Il est déjà bien trop tard pour que des gens raisonnables soient réveillés.
Un coup d’œil à Triben, et celui-ci entreprit d’ouvrir les deux portes bardées de fer. La première cellule était vide. La seconde contenait une femme aux cheveux en bataille. Une Domani, si on en jugeait par sa robe, souillée mais visiblement de première qualité.
Milisair Chadmar, crasseuse et hagarde, se recroquevilla au fond de la cellule comme si elle n’avait pas remarqué qu’on avait ouvert la porte.
Jusque-là couverte par celle du poisson pourri, une odeur abominable monta aux narines de Nynaeve. La puanteur des excréments et d’un corps plus lavé depuis longtemps. À coup sûr, c’était pour ça que le donjon se trouvait dans le Festin des Mouettes.
Nynaeve faillit s’étouffer en découvrant l’état de la conseillère. Comment Rand pouvait-il autoriser une pareille abomination ? Milisair avait imposé ce calvaire à d’autres personnes, mais ce n’était pas une raison pour s’abaisser à son niveau.
L’ancienne Sage-Dame fit signe à Triben de fermer la porte. Puis elle s’assit sur un des tabourets et étudia les trois tortionnaires. Derrière elle, Lurts gardait l’issue, un œil sur le pauvre apprenti.
Le chef de la bande lévitait toujours dans les airs.
Nynaeve avait besoin d’informations. Elle aurait pu attendre le matin et demander à Rand la permission de visiter le « donjon », mais en agissant ainsi, elle aurait risqué d’alerter les trois types sur ses intentions. Pour que son intervention ait un effet, elle devait compter sur la surprise et l’intimidation.
— À présent, annonça-t-elle, je vais vous poser quelques questions. Et vous allez répondre. Je ne sais pas encore ce que je ferai de vous, donc, je vous conseille d’être très honnêtes avec moi.
Les deux voyous qui ne lévitaient pas regardèrent leur chef. Puis ils acquiescèrent.
— L’homme qui vous a été confié, ce messager du roi, quand est-il arrivé ici ?
— Il y a deux mois, répondit un des hommes – celui qui avait eu le nez cassé. Dans un sac, avec les bouts de chandelle de la demeure de dame Chadmar. Comme les autres prisonniers.
— Vos instructions ?
— Le priver de liberté et le garder en vie, répondit l’autre homme dont les pieds touchaient terre. Aes Sedai, nous n’en savions pas plus. C’est Jorgin qui se charge des interrogatoires.
Nynaeve regarda l’obèse.
— C’est toi, Jorgin ?
L’homme hocha la tête sans enthousiasme.
— Tes instructions ?
Le tortionnaire ne répondit pas.
Nynaeve soupira.
— Écoute-moi bien… Je suis une Aes Sedai, donc ma parole est d’or. Si tu me dis ce que je veux savoir, je ferai en sorte que tu ne sois pas impliqué dans la mort de cet homme. Le Dragon se fiche des gens comme vous, sinon, vous ne seriez déjà plus en activité dans votre petite… résidence.
— Si on parle, on sera libres ? demanda Jorgin. J’ai ta parole ?
Révulsée, Nynaeve balaya l’horrible endroit du regard. Ces hommes avaient laissé dame Chadmar dans le noir, calfeutrant la porte avec des chiffons pour étouffer ses cris. Dans la minuscule cellule, l’obscurité et l’humidité devaient être insupportables.
Les « tenanciers » d’un endroit pareil méritaient à peine de vivre. Alors, d’être en liberté…
Mais il y avait d’autres urgences.
— Oui, répondit Nynaeve, ce mot ne lui ayant jamais paru si amer. Et vous savez que vous ne le méritez pas…
Jorgin hésita puis hocha la tête.
— Repose-moi à terre, Aes Sedai, et je répondrai à tes questions.
Nynaeve donna satisfaction au type. Il ne le savait pas, mais elle n’avait guère de cartes à jouer contre lui. Refusant de recourir à la torture, elle agissait sans l’assentiment de Rand. Quand il saurait ce qu’elle avait fait, le Dragon Réincarné ne la féliciterait pas. Sauf si elle lui rapportait des révélations spectaculaires.
— Mord, dit Jorgin à l’homme au nez cassé, va me chercher un tabouret.
Du regard, Mord quêta l’approbation de Nynaeve, qui la lui accorda. Quand il fut assis, Jorgin se pencha en avant, les mains croisées.
— Je ne vois pas ce que tu attends de moi, dit-il. Apparemment, tu sais déjà tout sur mon… hébergement et sur ses occupants. Que te reste-t-il à apprendre ?
Hébergement ? Un sacré euphémisme…
— C’est mon affaire, répondit Nynaeve avec un regard indiquant que les affaires des Aes Sedai, justement, ne souffraient aucune contestation. Dis-moi comment est mort ce messager.
— Sans la moindre dignité… Comme tous les hommes, selon mon expérience.
— Donne-moi des détails, si tu ne veux pas voler de nouveau dans les airs.
— Il y a quelques jours, j’ai ouvert sa cellule pour le nourrir, et il était mort.
— Depuis quand n’avait-il plus eu à manger ?
— Je ne fais pas crever de faim mes invités, Aes Sedai. Je les encourage seulement à se délester de ce qu’ils savent…
— Et jusqu’à quel point as-tu « encouragé » ce messager ?
— Pas assez pour qu’il meure.
— Arrête ça ! Cet homme est resté entre tes mains pendant deux mois, sans doute en assez bonne santé. Un jour avant d’être présenté au Dragon Réincarné, voilà qu’il meurt subitement ? Je t’ai promis l’impunité. Dis-moi qui t’a payé pour le tuer, et je te couvrirai.
Jorgin secoua la tête.
— Ça ne s’est pas passé comme ça. Je te l’ai dit, il est mort, c’est tout. Comme ça arrive parfois.
— Je me fatigue de tes mensonges, souffla Nynaeve.
— Je ne mens pas ! explosa Jorgin. Que la Lumière te brûle ! Tu crois qu’un homme, dans ma profession, va très loin si on sait qu’il peut être soudoyé pour tuer un de ses invités ? Un tel type ne serait pas plus fiable qu’un Aiel !
Même si un monstre comme Jorgin n’était jamais fiable, Nynaeve ne releva pas la remarque.
— En plus, ajouta Jorgin, ce n’était pas le genre de prisonnier qu’on tue. Tout le monde veut savoir où est le roi. Qui estourbirait la seule source d’information ? Cet homme valait de l’or.
— Donc, il n’est pas mort, avança Nynaeve. À qui l’as-tu vendu ?
— Il est mort, insista Jorgin. Si je l’avais vendu, je n’aurais pas vécu très longtemps, après. Dans mon métier, on apprend vite ce genre de chose.
Nynaeve se tourna vers les deux autres salopards.
— Il ment ? leur demanda-t-elle. Une pièce d’or de cent marks à celui qui me prouve qu’il raconte n’importe quoi.
Mord regarda son chef, puis il fit la moue.
— Pour cent marks, je vendrais ma mère, Aes Sedai. Je le jure sur la Lumière ! Mais Jorgin dit la vérité. Le cadavre en était bien un. Les hommes du Dragon ont vérifié quand ils nous ont amené la dame.