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— Une protection, dit l’ancienne Sage-Dame, refusant de s’en laisser imposer. À ma connaissance, je n’ai pas besoin de ton autorisation pour canaliser. Tu es devenu très puissant, Rand al’Thor, mais n’oublie pas l’époque où je te flanquais des fessées, chez nous.

Naguère, Rand aurait réagi, ne serait-ce qu’en se montrant agacé. Là, il se contenta de regarder Nynaeve. Parfois, celle-ci se disait que les yeux de ce garçon étaient ce qui avait le plus changé en lui.

— Pourquoi m’as-tu réveillé, Nynaeve ? Et qui est ce gamin miteux et mort de peur ? Si quelqu’un d’autre que toi m’avait envoyé un messager à cette heure, je l’aurais expédié chez Bashere, pour une petite séance de fouet.

Nynaeve désigna Kerb.

— Je pense que ce gamin miteux et terrorisé sait où est le roi.

Cette phrase retint l’attention de Rand… et celle de Min.

Nynaeve se servit de l’infusion et s’adossa contre un mur. Ces deux-là, pourquoi n’étaient-ils pas mariés ?

— Le roi ? répéta Rand. Graendal aussi, dans ce cas. Comment sais-tu ça, Nynaeve ? Et où as-tu trouvé ce prisonnier ?

— Dans le donjon où tu as envoyé Milisair Chadmar. C’est horrible, Rand al’Thor. Nul n’a le droit de traiter ainsi un être humain.

Rand ne releva pas cette saillie. Très calme, il approcha de Kerb.

— Il a épié les interrogatoires ?

— Non, mais je crois qu’il a tué le messager. Je suis sûre, en tout cas, qu’il a essayé d’empoisonner Milisair. Si je ne l’avais pas guérie, elle serait morte dans quelques jours.

Rand regarda Nynaeve. À l’évidence, il mettait les éléments en corrélation pour reconstituer ce qu’elle avait fait.

— Les Aes Sedai ont beaucoup de points communs avec les rats, dit enfin Rand. Comme eux, on vous trouve toujours dans les endroits où vous n’êtes pas bienvenues.

— Si je n’avais pas fouiné, Milisair serait morte et Kerb n’aurait rien à craindre.

— Tu lui as demandé qui lui a ordonné de tuer le messager, j’imagine ?

— Pas encore… En revanche, j’ai trouvé le poison dans ses affaires. C’était lui qui préparait les repas, dans les deux cas… (Nynaeve hésita.) Rand, je ne suis pas sûre qu’il pourra répondre à nos questions. Je l’ai sondé, et s’il n’est pas malade, il y a quelque chose qui cloche dans son esprit.

— Que veux-tu dire ?

— Les tortionnaires ont été surpris par la résistance du messager. Une affaire de blocage, je crois. Pour l’empêcher d’en dire trop.

— Une coercition, souffla Rand.

Un mot lâché nonchalamment, avant de boire une gorgée d’infusion.

La coercition, c’était le mal absolu. Nynaeve avait subi ce fléau, et elle frissonnait encore en pensant à ce que Moghedien lui avait fait. Et c’était une forme légère, qui l’avait seulement privée de quelques souvenirs.

— La coercition, c’est la signature de Graendal, dit Rand. Voilà peut-être la confirmation que j’attendais… Oui, tu as fait une grande découverte, Nynaeve. Assez pour que j’oublie la façon dont tu t’y es prise.

Rand se pencha pour sonder le regard de Kerb.

— Libère-le, dit-il.

Nynaeve obéit.

— Kerb, si tu me disais qui t’a ordonné d’empoisonner ces gens ?

— Je ne sais rien…, couina le gamin. Je…

— Assez…, souffla Rand. Crois-tu que je suis capable de te tuer ?

Le gamin se tut. Alors que Nynaeve aurait estimé ça impossible, il écarquilla encore plus les yeux.

— Crois-tu qu’il me suffit de dire un mot pour que ton cœur cesse de battre ? Je suis le Dragon Réincarné. Crois-tu que je peux prendre ta vie et ton âme, si ça me chante ?

Du coin de l’œil, Nynaeve vit de nouveau l’aura d’obscurité, autour de Rand. Comme d’habitude, elle n’aurait pas pu jurer que c’était vrai. Portant la tasse à sa bouche, elle s’aperçut que la boisson était devenue amère, comme si elle avait infusé trop longtemps.

Kerb s’affaissa et éclata en sanglots.

— Parle ! lui ordonna Rand.

Le gamin ouvrit la bouche, mais il n’en sortit que des grognements. Hypnotisé par Rand, il ne pensait même pas à essuyer la sueur qui ruisselait sur son front.

— Oui, c’est bien une coercition, dit Rand. Graendal est ici ! J’avais raison ! Nynaeve, tu vas devoir détisser la toile de coercition puis la chasser de son esprit, afin qu’il puisse tout nous dire.

— Pardon ? s’étrangla l’ancienne Sage-Dame.

— Je connais très mal les tissages de ce genre, dit Rand. Toi, si tu t’acharnes, je te crois capable de neutraliser une coercition. C’est très semblable à la guérison, en un sens. Repère les flux qui génèrent la coercition, puis inverse-les.

Nynaeve fronça les sourcils. Guérir le pauvre Kerb n’était pas une mauvaise idée. Après tout, chaque affection méritait d’être soignée. Mais essayer quelque chose de nouveau, devant Rand, en plus, ne lui disait rien qui vaille. Qu’arriverait-il si elle se trompait et blessait Kerb ?

Rand s’assit sur un banc, en face de l’apprenti. Min vint prendre place près de lui. Une fois installée, elle jeta un regard suspicieux à son infusion, qui semblait avoir tourné, comme celle de Nynaeve.

— Rand, je…, commença l’ancienne Sage-Dame.

— Essaie, c’est tout ! Je ne peux pas te dire comment procéder, puisque tu es une femme, mais tu es très intelligente. Je suis sûr que tu peux réussir.

Le ton professoral de Rand – sans doute involontaire – fit enrager Nynaeve. Son état d’épuisement n’arrangeant rien, elle serra les dents, se tourna vers Kerb et tissa en même temps les Cinq Pouvoirs.

Même s’il ne voyait pas les flux, le gamin frémit de terreur.

Un flux de guérison très léger l’enveloppa, le faisant se raidir. Avec un filament d’Esprit, Nynaeve sonda le cerveau du prisonnier aussi délicatement que possible. Très vite, elle sentit le tissage qui enserrait la volonté de Kerb. Oui, c’était tout à fait visible, à présent. Un réseau complexe d’Esprit, d’Air et d’Eau.

Voir un cerveau ainsi entravé était un spectacle répugnant. D’ailleurs, « entravé » ne semblait pas être le bon terme. On eût dit que des centaines de minuscules grappins étaient plantés dans la matière grise.

Inverser le tissage, avait dit Rand. Comme si c’était facile. En réalité, elle allait devoir retirer la toile de coercition, couche après couche. À la moindre erreur, elle risquait de tuer Kerb.

Nynaeve faillit renoncer. Mais qui d’autre pourrait agir à sa place ? La coercition étant interdite, elle doutait que Corele et les autres aient la moindre compétence en la matière. Si elle se dérobait, Rand appellerait ces femmes. Ravies d’humilier l’Acceptée qui se prenait pour une sœur, elles essaieraient et feraient un massacre.

Qui avait découvert de nouvelles méthodes de guérison ? Nynaeve al’Meara, et personne d’autre. Après, elle avait contribué à la purification du saidin. Enfin, elle savait guérir des hommes apaisés et des femmes calmées…

Le défi était à sa portée !

Rapidement, elle tissa une image-miroir de la première couche de coercition. Cette façon de modeler le Pouvoir était exacte, mais produisait l’inverse du motif imprimé dans le cerveau du garçon.

Lorsque les deux tissages se touchèrent, ils disparurent en même temps.

Comment Rand savait-il que c’était possible ? Pensant à ce que Semirhage avait dit de lui, Nynaeve frissonna. Des souvenirs d’une autre vie auxquels il n’aurait pas dû avoir droit. Si le Créateur permettait aux gens d’oublier leurs vies antérieures, ça n’était pas pour rien. Aucun homme n’aurait dû se rappeler les échecs sanglants de Lews Therin Telamon.

Strate après strate, comme on retire un bandage sur un membre, Nynaeve continua à éliminer la coercition. Un travail épuisant mais exaltant. Chaque tissage réparait une lésion, guérissant un peu plus le jeune garçon. Par minuscules incréments, le monde s’améliorait à chaque seconde.