Выбрать главу

Éprouvante, l’intervention prit quasiment une heure. Mais Nynaeve tint le coup. Dès que la dernière couche eut disparu, elle soupira à pierre fendre et se coupa de la Source, certaine d’être incapable de canaliser un flux de plus, même si sa vie en avait dépendu. Se laissant tomber sur une chaise, elle s’y affaissa. Min, remarqua-t-elle, s’était roulée en boule à côté de Rand, et elle dormait comme un bébé.

Le Dragon, lui, ne dormait pas, regardant Kerb comme s’il voyait des choses qui échappaient à Nynaeve.

Il se leva et approcha de Kerb. Hagarde, Nynaeve n’avait pas remarqué le visage livide du jeune apprenti. Celui de quelqu’un qui vient de recevoir un coup sur la tête.

Rand s’agenouilla, prit le menton du gamin et le regarda dans les yeux.

— Où est-elle ? demanda-t-il. Où se cache-t-elle ?

Quand Kerb ouvrit la bouche, de la bave coula aux coins de ses lèvres.

— Où est-elle ? répéta Rand.

Kerb gémit, les yeux révulsés et la langue entre les dents.

— Rand, arrête ! cria Nynaeve. Qu’est-ce que tu lui fais ?

— Moi, rien du tout… C’est ton œuvre, Nynaeve, en éliminant les tissages. La coercition de Graendal est puissante, mais plutôt primitive, en un sens. Elle en bourre un cerveau au point d’effacer la personnalité et l’intelligence de son propriétaire. Après, il ne reste plus qu’un pantin qu’elle manipule.

— Mais il pouvait communiquer avec les autres, avant…

Rand secoua la tête.

— Interroge les tortionnaires. Ils te diront que ce garçon n’était pas bien malin et qu’il leur parlait rarement. Dans sa tête, il n’y avait plus une personne, mais des couches de coercition. Des instructions transformant un être humain en une créature servile prête à tout pour plaire à Graendal. J’ai vu ça des dizaines de fois.

Des dizaines de fois ? C’est Rand qui parle, ou Lews Therin ? Quels souvenirs tiennent la barre ?

L’estomac retourné, Nynaeve regarda Kerb. Ses yeux n’étaient pas seulement révulsés, mais vides au-delà de toute intervention.

Quand Nynaeve était plus jeune, se formant à son rôle de Sage-Dame, on lui avait amené une femme tombée de son chariot. La pauvre avait dormi des jours entiers. À son réveil, elle avait un regard semblable à celui de Kerb. Aucun indice qu’elle ait reconnu quelqu’un ni qu’il soit resté une âme dans son corps.

Une semaine plus tard, elle avait quitté ce monde.

Rand s’adressa de nouveau à Kerb.

— J’ai besoin d’une indication. N’importe quoi. S’il reste quelque chose du garçon que tu étais, je jure de te venger. Où est-elle ? Donne-moi une piste.

Sous la bave, les lèvres du garçon frémirent. Rand se releva, les yeux toujours rivés dans ceux du pauvre petit.

Kerb frissonna et souffla quatre mots :

— Le Tumulus de Natrin.

Rand expira doucement puis il lâcha le menton de Kerb avec ce qui semblait être un infini respect. Le gamin glissa du banc et s’écroula sur le tapis.

Nynaeve lâcha un juron, se leva et découvrit que la pièce tournait autour d’elle. Lumière ! Qu’elle était fatiguée…

Fermant les yeux, elle mobilisa ses forces et s’agenouilla près du gamin.

— Ne t’en fais pas pour lui, dit Rand. Il est mort.

Nynaeve fut prompte à confirmer ce diagnostic. Puis elle leva les yeux vers Rand. Pourquoi avait-il l’air aussi épuisé qu’elle ? Dans cette histoire, il n’avait pas fait grand-chose.

— Qu’est-ce que tu as… ?

— Je n’ai rien fait, Nynaeve. Une fois que tu as éliminé la coercition, tout ce qui le maintenait en vie, c’était sa haine pour Graendal, profondément enfouie en lui. La petite partie de son être qui subsistait a compris que la seule façon d’aider, c’était de prononcer ces quatre mots. Après, il s’est laissé glisser. On ne pouvait rien faire pour lui.

— Je n’accepte pas ce verdict ! s’insurgea Nynaeve. On aurait pu le guérir.

Elle aurait sauver ce gosse. Détruire la coercition de Graendal avait été si agréable, si gratifiant. Ça n’aurait pas dû se terminer ainsi.

Elle frissonna, se sentant comme souillée. Ou usée… En quoi était-elle meilleure que Jorgin, qui torturait les gens pour leur arracher des informations ?

Elle foudroya Rand du regard. Il aurait dû lui dire ce qu’on obtenait en détissant une coercition.

— Ne me regarde pas comme ça, fit-il.

Approchant de la porte, il ordonna aux Promises d’emporter le corps de Kerb. Quand ce fut fait, il demanda qu’on lui apporte encore de l’infusion.

Puis il retourna s’asseoir auprès de Min, qui dormait toujours, un coussin glissé sous sa tête. Une des deux lampes réglée au minimum, le visage de Rand était à peine éclairé.

— C’était la seule issue possible, dit-il. La Roue tisse comme ça lui chante. Tu es une Aes Sedai, non ? N’est-ce pas un de vos credo ?

— Je ne sais pas ce que c’est, mais ça n’excuse en rien tes actes.

— Quels actes ? Tu m’as amené ce gamin, victime d’une coercition de Graendal. À présent, je vais tuer cette femme pour le venger. Et ce sera mon seul acte dans tout ça. Maintenant, retire-toi. Je dois essayer de me rendormir.

— Tu n’éprouves donc aucune culpabilité ?

Les deux jeunes gens se défièrent du regard. Nynaeve brûlant de rage et de frustration, et Rand… Qui pouvait dire ce qu’il ressentait, ces derniers temps ?

— Dois-je souffrir pour tout le monde ? demanda-t-il en se levant. Dépose ce cadavre à mes pieds, si tu veux. Un de plus ou de moins… Combien de pierres peut-on empiler sur le torse d’un homme avant que le poids ne compte plus ? Jusqu’où peut-on brûler sa chair au point que toute chaleur supplémentaire ne serve à rien ? Si je cède à la culpabilité au sujet de Kerb, je devrai le faire pour toutes les autres victimes. Et ce poids m’écrasera.

Nynaeve dévisagea Rand dans la pénombre. Un roi, oui… Et un soldat, même s’il avait peu fréquenté les champs de bataille.

L’ancienne Sage-Dame étouffa sa colère. Après cette nuit, aurait-il au moins compris qu’il pouvait se fier à elle ?

— Rand, dit-elle en se détournant, cet être que tu es devenu, ce cœur sans émotions mais plein de colère, il te détruira.

— Je sais.

Nynaeve se retourna, bouleversée.

— Je me demande sans cesse, dit-il, pourquoi vous me croyez trop obtus pour voir ce qui vous semble évident. Oui, Nynaeve, cette dureté me détruira. J’en ai pleinement conscience.

— Alors, pourquoi nous interdis-tu de t’aider ?

Rand leva les yeux, pas pour regarder Nynaeve, mais pour fixer le vide.

Portant la livrée de la maison Chadmar, une servante entra après avoir frappé et déposa sur la table une nouvelle bouilloire d’infusion. Puis elle prit l’ancienne et se retira.

— Quand j’étais beaucoup plus jeune, dit Rand, Tam m’a raconté une histoire qu’il avait entendue en sillonnant le monde. C’était au sujet du pic du Dragon. À l’époque, j’ignorais qu’il y était allé, et plus encore qu’il m’y avait trouvé. Pour un jeune berger, le pic du Dragon, Tar Valon et Caemlyn étaient presque des endroits mythiques.

» Il m’a parlé de cette montagne qui ferait passer le pic des Deux Cornes pour une taupinière. Le récit de Tam affirmait qu’aucun homme n’en avait jamais atteint le sommet. Pas parce que c’était impossible, mais parce que ça l’aurait vidé de ses forces. Pour vaincre un tel mont, il aurait fallu sacrifier sa vie.

Rand se tut.

— Et après ? demanda Nynaeve.

— Tu n’as pas compris ? L’histoire disait qu’aucun homme ne pouvait monter au sommet, parce qu’il n’aurait pas eu la force de redescendre. Un vrai montagnard aurait pu réussir, et voir un panorama incroyable. Mais après, il serait mort. Les aventuriers les plus forts et les plus sages le savaient, et ils n’ont jamais essayé. Ils auraient bien voulu, mais ils remettaient l’ascension au lendemain, jour après jour. Parce que ce voyage aurait été le dernier.