— Ce n’est qu’une histoire, Rand… Une légende.
— C’est ce que je suis aussi. Une légende… Un récit que les vieux raconteront aux enfants à voix basse, dans des dizaines et des dizaines d’années. (Rand secoua la tête.) Parfois, on ne peut pas revenir en arrière. Il faut continuer. Même quand on sait être parti pour son dernier voyage.
» Vous dites tous que je deviens trop dur. Si ça ne cesse pas, pensez-vous, je finirai par me briser en mille morceaux. Mais vous postulez qu’il devra rester quelque chose de moi, après ce qui m’attend au mont Shayol Ghul. Une fois au sommet, vous dites-vous, il faudra bien que j’aie la force de redescendre.
» C’est la clé, Nynaeve, je le vois mieux que jamais à présent. Je ne survivrai pas à tout ça. Donc, pourquoi me soucier de ce qui pourrait m’arriver après l’Ultime Bataille ? Je n’ai pas besoin de conserver un fragment de ma pauvre âme fatiguée. Je dois mourir, et je le sais. Ceux qui voudraient me voir plus doux et plus malléable refusent en fait d’accepter ce qui m’arrivera.
Rand baissa la tête vers Min. Le plus souvent, lorsqu’il regardait la jeune femme, Nynaeve voyait de l’affection dans ses yeux. Là, ils étaient vides – sur un visage de marbre.
— Nous trouverons un moyen, Rand, dit Nynaeve. Il doit y avoir une façon de gagner sans que tu meures.
— Non, grogna Rand. Ne me fais pas miroiter ça. C’est un chemin qui mène à la souffrance… Avant, je croyais vouloir laisser quelque chose derrière moi – pour aider le monde à survivre quand je ne serais plus là. En réalité, c’était un combat pour continuer à vivre. Je ne peux pas être complaisant avec moi-même. Il faudra que je grimpe sur ce maudit mont, et que je regarde le soleil en face. Ensuite, ce sera à vous tous de prendre le relais. C’est ainsi que ça doit être.
Nynaeve voulut continuer son offensive, mais Rand la fit taire d’un regard glacial.
— C’est ainsi que ça doit être !
L’ancienne Sage-Dame capitula.
— Tu t’en es très bien sortie, ce soir, dit Rand. Grâce à toi, beaucoup d’ennuis nous seront épargnés.
— J’ai fait tout ça pour que tu te fies à moi, avoua Nynaeve.
Elle s’en voulut immédiatement. Pourquoi avoir dit ça ? Était-elle fatiguée au point de raconter n’importe quoi ?
Rand se contenta de hocher la tête.
— J’ai confiance en toi, Nynaeve. Autant qu’en n’importe qui, et plus qu’en la majorité des gens. Tu crois savoir mieux que moi ce qui est bon pour moi, et ça, je ne peux pas l’accepter. La différence entre Cadsuane et toi, c’est que tu t’intéresses pour de bon à moi. Elle, c’est mon rôle dans ses plans qui la motive. Elle veut que je participe à l’Ultime Bataille. Toi, tu désires que je survive. Et je t’en remercie. Rêve pour moi, Nynaeve. Rêve à des joies qui me sont désormais inaccessibles – même en songe.
Rand se pencha pour prendre Min dans ses bras. Malgré son moignon, il réussit sans peine à la soulever du banc. Elle s’ébroua, puis se serra contre lui et murmura qu’elle pouvait très bien marcher. Pourtant, le jeune homme ne la reposa pas sur le sol. Peut-être à cause de la lassitude, dans sa voix…
Min, Nynaeve le savait, consacrait toutes ses nuits à lire. Presque autant que son homme, elle dépassait constamment ses limites.
Sa compagne dans les bras, Rand se dirigea vers la porte.
— L’urgence, c’est de voir les Seanchaniens, dit-il. Prépare-toi au mieux pour cette rencontre. Tout de suite après, je me chargerai de Graendal.
Le Dragon sortit. La lampe réglée sur le minimum finit par s’éteindre, laissant l’autre éclairer seule la pièce.
Nynaeve dut s’avouer que Rand l’avait surprise. C’était toujours une tête de pioche de berger, mais avec une lucidité rare. Comment un homme qui savait tant de choses pouvait-il rester un ignorant ?
Et pourquoi ne trouvait-elle pas l’ombre d’un argument contre ce qu’il venait de lui dire ? Enfin, il y avait toujours de l’espoir. En renonçant à cette notion fondamentale, il devenait plus fort, c’était vrai, mais il risquait de ne plus accorder d’importance au résultat de l’Ultime Bataille.
Alors, pourquoi Nynaeve était-elle incapable de le contredire ?
34
Des légendes
— Très bien…, fit Mat en déployant sur sa table de campagne une des meilleures cartes de maître Roidelle.
Talmanes, Thom, Noal, Juilin et Mandevwin avaient réussi à déployer leurs chaises autour de la table.
À côté d’une carte du secteur, Mat déplia le plan d’une ville moyenne. Trouver un marchand ambulant disposé à dessiner une carte de Trustair n’avait pas été facile. Mais après Hinderstap, le jeune flambeur ne voulait plus entrer dans une ville sans avoir une bonne idée de l’état des lieux.
Alors qu’une rangée de pins dissimulait son étendard, Mat constata qu’il faisait plutôt frisquet. À chaque bourrasque, des nuées d’épines mortes venaient s’écraser sur le sol – ou sur le sommet de la tente, dans le cas présent.
Dehors, les soldats s’interpellaient, couvrant le cliquetis des assiettes habituel au moment du déjeuner.
Mat étudia le plan de la ville. Le moment était venu de ne plus jouer au crétin. Le monde entier semblait avoir décidé de se liguer contre lui – même les villages de montagne étaient un piège mortel, par les temps qui couraient. Si ça continuait, les pâquerettes, sur les bords de la route, lui sauteraient dessus pour le dévorer.
Cette idée saugrenue lui rappela le sort du pauvre colporteur, dans le village fantôme du Shiota. Après s’être enfoncée dans la terre, cette agglomération maléfique n’avait laissé derrière elle qu’une prairie semée de fleurs où voletaient des papillons.
Parmi les fleurs, il y avait des pâquerettes…
Que la Lumière me brûle !
Eh bien, Matrim Cauthon n’entendait pas crever le long d’une route miteuse. Cette fois, il concevrait un plan, et il serait prêt.
Il hocha la tête, plein d’autosatisfaction.
— L’auberge est ici, dit-il, un index pointé sur la carte. Le Poing Brandi, voilà comment elle s’appelle. Deux voyageurs qui ne se connaissaient pas affirment que c’est un très bon établissement. Le meilleur des trois que propose Trustair. La femme qui me cherche ne fait aucun effort pour se cacher, donc elle doit se croire bien protégée. Il faut s’attendre à des gardes du corps…
Mat déploya une autre carte, qui détaillait les environs de la ville. Au bord d’un petit lac, Trustair était nichée dans une cuvette entourée de collines. D’après ce qu’on disait, le lac devait sa célébrité à ses truites. La ville aussi, puisque saler et fumer le poisson était sa spécialité.
— Je veux trois escadrons de cavalerie sur cette pente, dit Mat. Les arbres les cacheront, mais ils auront une vue imprenable sur le ciel. Si une fleur nocturne rouge s’y déploie, ils débouleront par la route principale, pour une mission de secours. Pour appuyer ces cavaliers, cent arbalétriers se posteront de chaque côté de la cité. En cas de fleur nocturne verte, les cavaliers devront avancer et sécuriser les principales voies d’accès à la ville – là, là et là.
Mat releva les yeux et regarda le trouvère.
— Thom, Harnan, Fergin et Mandevwin seront tes apprentis. Noal, lui, jouera le rôle de ton valet de pied.
— Valet de pied ? répéta Noal, dubitatif.
Vieillard ratatiné et édenté, le nez crochu, il ne payait pas de mine. Mais il était aussi dur qu’une vieille épée qu’on se repassait de bataille en bataille et de père en fils.