— Pourquoi un trouvère aurait-il besoin d’un valet de pied ?
— Je vois…, capitula Mat. Dans ce cas, tu seras son frère, qui lui tient lieu aussi de serviteur. Juilin, tu…
— Mat, une petite minute, dit Mandevwin. Avec mon bandeau sur l’œil, je serai censé être l’apprenti d’un trouvère ? Tu m’as déjà entendu chanter ? Ce serait tout juste acceptable pour un chat enroué. Quant à jongler, pour un borgne…
— Tu es un tout nouvel apprenti, dit Mat. Thom sait que tu ne vaux pas tripette, mais il t’a engagé parce que ta grand-tante – qui t’a élevé depuis la mort de tes parents dans un tragique accident de charrette – a attrapé la vérole du trèfle et a perdu la raison. Du coup, elle a commencé à te nourrir de déchets alimentaires et à te traiter comme le chien de la famille, Escarcelle, qui s’est enfui quand tu avais sept ans.
Mandevwin grattouilla son crâne grisonnant.
— Je ne suis pas un peu vieux, pour un apprenti ?
— Foutaises ! s’écria Mat. Tu es jeune de cœur, puisque tu ne t’es jamais marié – la seule femme que tu aimais a filé avec le fils du tanneur. L’arrivée de Thom t’a donné une chance de refaire ta vie.
— Mais je ne veux pas quitter ma grand-tante ! s’indigna Mandevwin. Elle s’occupe de moi depuis tant d’années. Un homme digne de ce nom n’abandonne pas une telle parente, même si elle perd un peu la boule.
— Il n’y a pas de grand-tante, crétin ! s’écria Mat. C’est une légende – un leurre qui va avec ta fausse identité.
— Je ne pourrais pas avoir un passé plus honorable ?
— Trop tard, lâcha Mat.
Fouillant dans une pile de documents, sur la table, il en sortit cinq feuilles couvertes de pattes de mouche.
— Impossible de changer. J’ai passé une partie de la nuit à rédiger ta biographie. C’est la meilleure de toutes. Tiens, apprends-moi ça par cœur.
Mat tendit les feuilles à Mandevwin. Quand l’homme les eut prises, il fouilla de nouveau dans la pile de documents.
— Tu es sûr qu’on ne pousse pas un peu trop loin le bouchon, mon garçon ? demanda Thom.
— Je ne me ferai pas prendre par surprise une deuxième fois, mon ami. Que la Lumière me brûle, il n’en est pas question. J’en ai marre de foncer tête baissée dans des pièges. J’entends prendre les commandes de mon destin en cessant de dériver de problème en problème. L’heure de la révolte a sonné.
— Et tu procèdes en…, commença Juilin.
— … en inventant des couvertures qui tiennent la route, oui. (Mat tendit leur scénario à Thom et à Noal.) L’improvisation, c’est terminé !
— Et moi ? demanda Talmanes. (Bien qu’il parlât avec une parfaite sincérité, il y avait quelque chose, dans le coin de son œil…) Laisse-moi deviner, Mat. Je suis un marchand ambulant formé par les Aiels et qui vient à Trustair parce qu’une truite, à ce qu’on dit, aurait insulté son père ?
— Absurde ! grinça Mat. Tu es un Champion.
— Ça ne risque pas d’éveiller les soupçons ?
— Tu es là pour les éveiller, dit Mat. Aux cartes, il est beaucoup plus facile de battre des adversaires quand ils pensent à autre chose. Eh bien, tu seras cette « autre chose ». Un Champion de passage en ville n’attirera pas l’attention de tout le monde, mais pour les esprits éclairés, ce sera une diversion parfaite. Tu utiliseras la cape-caméléon de Fen. Il veut bien nous la prêter pour se faire pardonner d’avoir laissé filer les deux servantes, à Hinderstap.
— Bien entendu, tu ne lui as pas dit qu’elles se sont simplement volatilisées ? intervint Thom. Quoi qu’il fasse, il n’aurait pas pu les empêcher de se réveiller dans leur lit.
— Pourquoi le perturber en lui racontant ça ? Le passé, c’est le passé.
— Donc, je serai un Champion. Il va falloir que j’apprenne à avoir l’air pas commode.
Mat riva sur le militaire un regard las.
— Tu ne prends pas tout ça au sérieux.
— Tu t’en aperçois enfin ? Crois-tu que quelqu’un prenne tout ça au sérieux, comme tu dis ?
De nouveau, une esquisse de clin d’œil… Comment Mat avait-il pu penser que Talmanes n’avait aucun humour ? Tout était intérieur. Et ça n’en devenait que plus rageant…
— Talmanes, par la Lumière ! Dans cette ville, une femme nous cherche, Perrin et moi. Elle sait à quoi nous ressemblons au point de distribuer un portrait de moi plus fidèle que celui que pourrait faire ma mère. Ça me terrorise, comme si le Ténébreux en personne était perché sur mes épaules. De plus, je ne peux pas aller enquêter en personne, puisque tout le monde se balade avec ma trombine dans la poche.
» D’accord, je suis peut-être un peu tatillon sur les préparatifs. Mais j’ai l’intention de coincer cette femme avant qu’elle lance sur moi une meute de Suppôts – ou de Trollocs – chargés de m’égorger pendant mon sommeil. Tu saisis ? Les autres aussi ?
Mat se leva, balaya les cinq hommes du regard, puis se dirigea vers le rabat. Mais il marqua une pause près de la chaise de Talmanes, et marmonna :
— Tu caches une grande passion pour la peinture, et tu donnerais tout pour échapper au piège dans lequel tu es tombé. Par amour des montagnes, tu es arrivé à Trustair depuis le sud, alors que tu aurais pu choisir un chemin plus direct. Tu voudrais avoir des nouvelles de ton jeune frère, que tu n’as pas vu depuis des années. Il a disparu pendant une chasse, dans le sud d’Andor. Ton passé est gratiné. Lis bien la quatrième page.
Mat sortit en trombe, ce qui ne l’empêcha pas de voir Talmanes rouler de gros yeux. Que la Lumière le brûle ! Elle était sacrément bien troussée, cette histoire !
À travers la frondaison, le jeune flambeur constata que le ciel était plombé. Encore ! Ça finirait un jour ?
En traversant le camp, Mat prit garde à répondre à tous les gars qui le saluaient.
— Seigneur Mat ! Seigneur Mat !
Des vivats encourageants…
Cantonnée sur le versant d’une colline boisée, à une demi-journée de la ville, la Compagnie de la Main Rouge se préparait à passer à l’attaque.
Avec les grands pins qui se dressaient ici, leurs branches faisant de l’ombre partout, pas grand-chose ne poussait.
Dans l’air frais, Mat capta une odeur de sève et de terreau.
Sillonnant le camp, il s’avisa que tout le monde trimait dur et faisait les choses convenablement. Les vieux souvenirs implantés en lui par les Eelfinn s’étaient si intimement mêlés aux siens qu’il ne savait plus quelles intuitions leur appartenaient ou venaient de lui.
Se retrouver au milieu de ses hommes était un grand moment. Ces types lui avaient manqué bien plus qu’il l’aurait cru. Rejoindre le reste de la force, dirigé par Estean et Daerid, serait formidable. Sûrement, ces hommes-là n’auraient pas autant souffert que Mat et ses gars.
L’inspection commença par la cavalerie, toujours installée un peu à l’écart des autres corps d’armée. Depuis l’aube des temps, les types à canassons se croyaient supérieurs aux fantassins.
Aujourd’hui, comme souvent, ces soldats s’inquiétaient à cause du manque d’avoine pour leurs chevaux. Pour un vrai cavalier, la monture passait toujours en premier. Depuis Hinderstap, les équidés avaient dû avancer à un rythme épuisant, et sans grand-chose dans le ventre. Le long de l’ancienne route, il ne poussait guère de végétaux, et cette année, le printemps n’était pas généreux – et ce qui restait de l’hiver n’incitait guère à festoyer. Les chevaux allaient jusqu’à refuser leur ration, comme si elle était pourrie.
Pour les guerriers, c’était le même régime. Faute de grain, les hommes se débrouillaient, mais Mat avait trop compté sur le ravitaillement obtenu en chemin.
Eh bien, il allait devoir trouver une solution géniale.
Mat assura à tous les cavaliers massés sur son passage qu’il ferait ce qu’il faudrait pour qu’ils ne soient pas embêtés.