Bien entendu, ils le crurent sur parole. Jusque-là, le seigneur Mat ne les avait jamais abandonnés. Et pour cause ! Ceux qu’il avait laissés tomber pourrissaient sous terre…
En passant, il refusa qu’on déploie son étendard. Après le raid, peut-être.
Pour l’heure, Mat avait avec lui une poignée de fantassins. Le gros de cette force-là était avec Estean et Daerid. Une idée de Talmanes, convaincu qu’ils avaient avant tout besoin de mobilité. Trois escadrons de cavalerie et quatre mille arbalétriers montés…
Mat passa à ces derniers et marqua même une pause pour observer certains des tireurs d’élite s’entraîner à l’arrière du camp.
Adossé à un grand pin, le jeune flambeur vit que les arbalétriers ne travaillaient pas nécessairement leur précision. En fait, ils insistaient surtout sur la coordination des diverses séquences de tir.
Sur un champ de bataille, on avait rarement le temps de viser. C’était pour ça que les arbalètes se révélaient si efficaces. Pour bien s’en servir, il fallait dix fois moins de temps que pour maîtriser un arc long. Bien sûr, les gars de Deux-Rivières étaient bien plus précis et tiraient plus loin, mais quand on n’avait pas une vie entière à consacrer à l’entraînement, les arbalètes restaient le bon choix.
De plus, le protocole de rechargement, identique pour tout le monde, facilitait les actions collectives. Un peu à l’écart, les capitaines frappaient le tronc d’un arbre avec un bâton. Une manière de donner le rythme. Chaque son était un ordre. Arme à l’épaule au premier coup, tir au deuxième. Baisser son arme au troisième, rechargement au quatrième. Et au cinquième, arme de nouveau épaulée.
Les arbalétriers s’amélioraient sans cesse. Un des avantages de la coordination, c’était de faire encore plus de dégâts. Tous les quatre coups de bâton étaient suivis d’une volée de carreaux.
Il nous faut plus de munitions, pensa Mat, constatant que beaucoup de projectiles se brisaient pendant ces séances d’entraînement. En règle générale, on perdait plus de carreaux à l’exercice que sur un champ de bataille, mais chaque projectile détruit aujourd’hui en valait bien deux ou trois au combat.
Les hommes devenaient très bons, ça sautait aux yeux. S’il avait eu quelques compagnies de ce niveau, aux chutes des Flots de Sang, Nashif aurait reçu une leçon salutaire beaucoup plus tôt…
Bien entendu, les arbalètes auraient été encore plus dévastatrices si elles avaient tiré plus vite. Le point faible, c’était la manivelle. Pas le temps qu’il fallait pour la faire tourner, mais la nécessité de baisser son arme entre deux tirs. Cette manœuvre prenait quatre secondes, même aux soldats d’élite.
Les nouvelles manivelles que Talmanes avait appris à fabriquer auprès d’un mécanicien du Murandy accéléraient grandement le rythme. Mais l’inventeur était en route pour présenter ses armes à Caemlyn, et qui pouvait dire combien il en avait vendues en chemin ? Encore un peu, et tout le monde en aurait. Quand deux camps opposés le possédaient, un avantage cessait tout simplement d’être utile.
En Altara, contre les Seanchaniens, les nouvelles manivelles avaient largement contribué au succès de Mat. Une supériorité dont il n’avait guère envie d’être privé.
Pouvait-il trouver un moyen d’améliorer encore les manivelles ?
Préoccupé, le jeune flambeur alla ensuite vérifier plusieurs autres points. À sa grande satisfaction, il constata que les Altariens récemment recrutés s’adaptaient très bien. Côté intendance, à part l’avoine pour les chevaux et les fameux carreaux, on ne s’en sortait pas mal.
Rassuré, Mat alla voir Aludra.
L’Illuminatrice s’était installée à l’arrière du camp, près d’une large crevasse. Si ce site était bien plus petit que la clairière annexée par les Aes Sedai, il était beaucoup mieux isolé.
Mat dut slalomer entre trois draps tendus entre des arbres – une protection visuelle dont Aludra disait avoir besoin – pour apercevoir enfin la jeune femme. Et il lui fallut s’immobiliser net quand Bayle Domon tendit un bras pour le retenir – jusqu’à ce que la maîtresse des lieux l’autorise à continuer son chemin.
La mince Illuminatrice aux cheveux noirs était assise sur une souche, au centre de son petit camp personnel. Autour d’elle, sur des carrés de tissu, attendaient diverses poudres, des rouleaux de parchemin, une écritoire pour prendre des notes et une pléthore d’outils.
Aludra ayant renoncé aux tresses, ses longs cheveux cascadaient sur ses épaules. Mat trouva que ça lui donnait un drôle d’air. Tout en restant jolie, cela dit.
Que la Lumière te brûle, Mat Cauthon ! Tu es marié, à présent.
Absolument exact. Mais ça ne rendait pas Aludra moins jolie.
Egeanin était là aussi. Pour aider Aludra à travailler, elle maintenait bien droit le cylindre d’une fleur nocturne. Très concentrée, Aludra tapotait la douille avec un marteau.
Les cheveux noirs d’Egeanin poussant de plus en plus, elle ressemblait de moins en moins à une dame de la noblesse seanchanienne.
Mat avait toujours du mal à savoir comment l’appeler. Comme elle insistait pour « Leilwin », il réussissait parfois à penser à elle ainsi. S’il jugeait idiot de changer de nom juste parce que quelqu’un vous avait dit de le faire, Mat pouvait comprendre qu’elle n’ait pas eu envie de défier Tuon. Une sacrée tête de pioche, celle-là !
Mat se surprit de nouveau à regarder vers le sud, où elle devait être. Il se corrigea très vite. Par le sang et les cendres, elle allait sûrement très bien !
En tout cas, elle n’était plus là. Alors, pourquoi Egeanin continuait-elle à faire semblant de se nommer Leilwin ? Depuis le départ de Tuon, Mat avait utilisé une fois ou deux son vrai nom – en se faisant vivement tancer. Les femmes ! Aucune ne faisait montre de logique, et les Seanchaniennes encore moins que les autres.
Mat jeta un coup d’œil à Bayle Domon. À l’entrée du fief d’Aludra, l’Illianien musclé et barbu était adossé à un arbre. Sur sa droite et sa gauche, d’autres draps tendus entre les troncs cachaient aussi des secrets.
Domon n’avait toujours pas baissé le bras. Ces gens se comportaient comme si ce fichu camp n’avait pas été celui de Mat, mais le leur…
Le jeune flambeur ne tenta pourtant pas de forcer le passage. Se mettre Aludra à dos était hors de question. Très bientôt, elle en aurait terminé avec ses « dragons » – des armes de son cru –, et il tenait à en disposer. Mais quand même, en être réduit à devoir montrer patte blanche dans son propre camp…
Aludra leva les yeux de son travail et propulsa une mèche de cheveux derrière son oreille. Même en ayant reconnu Mat, elle continua à taper sur sa fleur nocturne. Par les fichues cendres ! Ce spectacle rappela à Mat pourquoi il rendait rarement visite à l’Illuminatrice. Le contrôle à l’entrée était déjà dissuasif, mais pourquoi cette fichue femme éprouvait-elle le besoin de marteler sans cesse l’un ou l’autre objet explosif ?
Tous les membres de sa corporation étaient comme ça, fallait-il avouer. Tam aurait dit qu’il leur manquait quelques poulains pour avoir un troupeau complet…
— Il peut approcher, dit Aludra. Merci beaucoup, maître Domon.
— Tout le plaisir est pour moi, maîtresse Aludra, répondit le mari d’Egeanin tout en baissant le bras.
Mat tira sur sa veste et avança, décidé à poser des questions sur les arbalètes. Mais quelque chose retint son attention. Sur le sol, autour d’Aludra, des plans très détaillés voisinaient avec des listes de chiffres.
— Ces plans, ce sont ceux des dragons ? demanda Mat.
Il s’agenouilla pour étudier les schémas sans avoir besoin de les toucher. Avec les trésors de ce genre, Aludra pouvait être très possessive.
— Oui, répondit la jeune femme en continuant à taper.