— Eh bien, Leilwin, fais en sorte qu’il ne les ait jamais. Je détesterais me réveiller un jour pour découvrir que tu as contribué à notre cause avec en tête la seule idée de retrouver ta place parmi l’élite du Seanchan.
Leilwin eut l’air insultée qu’il la soupçonne d’une infamie pareille. Pourtant, ça semblait la manière logique d’agir. Mais les Seanchaniens avaient un sens de l’honneur très développé. Après lui avoir donné sa parole, Tuon n’avait pas tenté de s’évader alors qu’elle en aurait eu dix fois l’occasion.
Bien entendu, Tuon se doutait depuis le début qu’elle finirait par l’épouser. Grâce à la fichue prédiction d’une damane.
Que la Lumière me brûle ! Je ne regarderai plus une seule fois vers le sud.
Il en faisait le serment.
— Mon navire est désormais poussé par d’autres vents, maître Cauthon, lâcha Leilwin.
Elle se détourna et jeta un coup d’œil à Bayle.
— Mais tu ne veux pas nous aider à combattre les Seanchaniens. On croirait que tu…
— Mon garçon, coupa Domon, on dirait que tu t’aventures en eaux profondes… Oui, des eaux profondes où grouillent des barracudas. Il est peut-être temps de retourner vers le rivage.
Mat oublia les imprécations qu’il avait en réserve.
— Qu’il en soit ainsi, donc.
Ces deux-là n’auraient-ils pas dû le traiter avec plus de respect ? N’était-il pas un genre de Grand Prince du Seanchan, ou quelque chose dans ce goût-là ? Avec Leilwin et son barbu de mari, il aurait dû savoir que ça ne lui servirait à rien.
Cela dit, il avait été sincère. Si fous qu’ils semblent, les propos d’Aludra tenaient la route. Il faudrait qu’un maximum de fonderies soient mobilisées. Du coup, être encore à des semaines de Caemlyn se révélait frustrant. Les jours passés sur la route auraient dû être consacrés à la fabrication des dragons. Un sage savait qu’il ne servait à rien de se plaindre de la longueur d’un chemin. Mais ces derniers temps, Mat avait dû égarer sa sagesse quelque part.
— Très bien… Cela dit, et ça n’a aucun rapport avec le reste, j’aimerais avoir ces plans avec moi et veiller sur eux.
— Rien à voir avec le reste ? répéta Leilwin, comme si elle cherchait où était l’insulte.
— Vraiment rien à voir, persista et signa Mat. Je ne veux pas que ces trésors soient là le jour où Aludra tapera trop fort sur une fleur nocturne et se propulsera en petits morceaux jusqu’à mi-chemin de la brèche de Tarwin.
Si Leilwin parut toujours aussi outragée, Aludra sourit de la saillie. Mais bon, il était difficile de ne pas insulter un Seanchanien. Même chose que ces Aiels de malheur. Totalement opposés sur certains points, ces deux peuples se ressemblaient comme deux gouttes d’eau sur d’autres.
— Tu peux prendre les plans, Mat, dit Aludra. À condition de les garder dans ton coffre, avec ton or. Dans ce camp, c’est le seul objet dont tu te soucies.
— Merci de tout cœur, dit le jeune flambeur.
Ignorant l’insulte cachée, il entreprit de ramasser les feuilles. Fichue bonne femme ! Elle ne le ratait jamais !
— Au fait, j’ai failli oublier… Aludra, tu t’y connais en arbalètes ?
— Plaît-il ?
— Oui, confirma Mat en empilant les feuilles. Je pense qu’on pourrait encore améliorer la vitesse de chargement. Comme avec les nouvelles manivelles, mais en ajoutant un ressort ou un truc dans le genre. Ou une manivelle adaptable sans avoir besoin de baisser l’arme.
— Je ne connais rien à ces armes, Mat, répondit Aludra.
— Je sais. Mais tu es douée pour ce type de chose, et…
Aludra se détourna pour saisir une autre fleur nocturne inachevée.
— Tu devras trouver quelqu’un d’autre… Je suis bien trop occupée.
Sous son chapeau, Mat se gratta le crâne.
— C’est…
— Mat ! cria une voix. Mat, il faut que tu viennes avec moi !
Mat se retourna au moment où Olver déboulait dans le camp d’Aludra. Bayle tendit un bras, mais le gamin passa dessous.
— Qu’y a-t-il ? demanda le jeune flambeur.
— Quelqu’un est arrivé dans le camp, dit Olver, tout excité.
Ce gamin méritait le coup d’œil. Des oreilles bien trop grandes pour sa tête, un nez épaté, une bouche assez large pour deux personnes… Sur un gosse de son âge, la laideur était… séduisante. En grandissant, il n’aurait plus cette chance. Au fond, les Bras Rouges avaient peut-être raison de lui apprendre l’escrime. Avec une tronche pareille, il vaudrait mieux qu’il sache se défendre.
— Du calme, fit Mat en glissant les plans dans sa ceinture. Qui vient dans le camp ? Et pourquoi as-tu besoin de moi ?
— C’est Talmanes qui m’envoie. Il pense que c’est une femme importante. Et il m’a demandé de préciser qu’elle a plusieurs portraits de toi sur elle. En plus, elle a un « visage très significatif », même si j’ignore ce que ça veut dire. Et…
Olver continua, mais Mat n’écoutait déjà plus. Saluant Aludra et les autres, il sortit du camp, contourna les draps tendus et s’enfonça dans la forêt. Derrière lui, Olver galopait pour ne pas se faire semer.
Dans le camp, une femme perchée sur une jument blanche à jambes courtes attendait patiemment. En robe marron, plutôt enveloppée, les cheveux gris en chignon, elle avait tout d’une grand-mère gâteau. Des soldats l’entouraient pourtant et Talmanes, flanqué de Mandevwin, lui barrait obstinément le chemin.
La femme avait un visage d’Aes Sedai, et un vieux Champion la suivait. Malgré ses cheveux gris, le type était enveloppé d’une aura de danger, comme tous ses collègues. Les bras croisés, il étudiait les Bras Rouges sans paraître impressionné.
Dès qu’elle le vit, l’Aes Sedai sourit à Mat.
— Oui, c’est très bien, ça…, dit-elle joyeusement. Tu as grandi vite depuis qu’on s’est perdus de vue, Matrim Cauthon.
— Verin, fit Mat, le souffle un peu coupé par sa course.
Il regarda Talmanes, qui brandissait un des fichus portraits.
— Tu as découvert que quelqu’un, à Trustair, distribue des images de ma trombine ?
— On peut formuler ça comme ça…
Mat chercha le regard de l’Aes Sedai.
— Par le sang et les cendres ! C’était toi, je parie. La femme qui me cherche, c’est toi !
— Depuis assez longtemps, dois-je préciser. Et contre ma volonté, plutôt…
Mat ferma les yeux. Mort et enterré, son formidable plan ! Que la Lumière le brûle ! En plus, c’était un sacré fichu bon plan…
— Comment as-tu su où me trouver ? demanda-t-il en rouvrant les yeux.
— Un aimable marchand est venu me voir à Trustair, il y a une heure. Après un agréable dialogue avec toi, m’a-t-il confié, il a touché une jolie somme pour dessiner une carte de la ville. Histoire d’épargner un assaut à cette charmante cité, je suis venue à toi.
— Il y a une heure ? répéta Mat. Mais Trustair est à une demi-journée de cheval d’ici.
— C’est juste, fit Verin avec un nouveau sourire.
— Que la Lumière me brûle ! Tu sais Voyager, c’est ça ?
Le sourire de Verin s’élargit.
— Je suppose que tu entends gagner Caemlyn avec ton armée, Mat ?
— C’est l’idée, oui… Tu peux nous y amener ?
— En un clin d’œil ! Tes hommes y seront dès ce soir.
Par la Lumière ! Vingt jours de marche en moins ? Dans ce cas, les dragons d’Aludra pourraient être très vite mis en production. Mat étudia Verin en essayant de cacher son excitation. Quand une Aes Sedai était dans le coup, il y avait toujours un prix à payer.
— Que demandes-tu en échange ?
— Tu veux une réponse sincère ? Ce que je voudrais, Matrim Cauthon, c’est être libérée de ton réseau de ta’veren. Sais-tu combien de jours tu m’as forcée à attendre dans ces montagnes ?
— Forcée ?
— Oui… Suis-moi, nous avons beaucoup à nous dire.