Verin secoua ses rênes. À contrecœur, Talmanes et Mandevwin s’écartèrent pour la laisser passer. Avec ses deux compagnons, Mat la regarda se diriger vers les feux de camp.
— Je devine qu’il n’y aura pas de raid…, souffla Talmanes.
Ça ne semblait pas lui briser le cœur.
Mandevwin tira sur le bandeau qui couvrait son œil.
— Dois-je comprendre que je peux retourner auprès de ma pauvre grand-tante ?
— Tu n’as pas de grand-tante, grogna Mat. Bon, allons écouter ce que cette femme veut nous dire.
— D’accord, fit Mandevwin. Mais la prochaine fois, je veux être le Champion.
Le jeune flambeur soupira et pressa le pas.
35
Une aura d’obscurité
Dès qu’il eut franchi le portail, la brise fraîche de la mer caressa le visage de Rand. Ce vent très doux charriait les arômes alléchants des milliers de feux de cuisson éparpillés dans la cité de Falme, où on faisait partout chauffer le rata du matin.
Rand tira sur les rênes de Tai’daishar. Aux souvenirs que ces odeurs réveillaient en lui, il n’était pas préparé du tout. Des réminiscences d’une époque où il s’interrogeait encore sur son rôle dans le monde. Un temps où Mat se moquait constamment de lui parce qu’il portait de jolies vestes, alors qu’il essayait au maximum de ne pas en mettre. Des jours où il avait honte des étendards qui battaient désormais au vent dans son dos. Longtemps, il avait insisté pour qu’on les cache, comme si ç’avait pu le mettre à l’abri de son destin.
La colonne attendait qu’il reparte, les chevaux piaffant d’impatience. Par le passé, Rand était venu à Falme, mais sans y rester longtemps. À l’époque, il ne s’attardait jamais nulle part. Parce qu’il passait son temps à traquer ou à être traqué. Pister Fain l’avait conduit à Falme, avec le Cor de Valère et la dague au rubis à laquelle Mat avait été lié.
Les couleurs tourbillonnèrent de nouveau, mais il les ignora. Pour l’heure, le présent ne l’intéressait pas.
Pour lui, Falme était un point d’inflexion aussi important que celui qu’il avait vécu plus tard, dans le désert des Aiels, quand il s’était affirmé comme leur Car’a’carn. Après Falme, il avait cessé de se cacher et il ne s’était plus rebellé contre son destin. C’était là qu’il avait admis pour la première fois être un tueur. Le lieu où il avait mesuré à quel point il était dangereux pour ses proches. Après, il avait tenté de les semer. Hélas, ils s’étaient accrochés à ses basques.
À Falme, le jeune berger avait été carbonisé, ses cendres emportées par les vents de l’océan. Et de ce bûcher funéraire, le Dragon Réincarné avait enfin émergé.
Rand talonna Tai’daishar et la colonne se remit en route. Le portail, il avait ordonné qu’on l’ouvre à une courte distance de la ville – hors de vue des damane, avec un peu de chance. Bien entendu, des Asha’man s’étaient chargés de le tisser, dissimulant ainsi les flux aux yeux des femmes.
Pas question d’aider les Seanchaniens à apprendre le Voyage. Leur incapacité à y recourir était son plus grand avantage.
Falme se dressait sur une langue de terre – la pointe de Toman – qui s’enfonçait dans l’océan d’Aryth. Des falaises, sur ses flancs, amortissaient le fracas des vagues.
Les bâtiments noirs de la cité faisaient penser à des cailloux tapissant le fond d’un fleuve. Carrés, souvent d’un étage, ils étaient plus larges que hauts, comme si les habitants les avaient conçus pour résister à des raz-de-marée. Ici, la végétation, dans les plaines, était moins dévastée qu’au nord, mais on aurait cherché en vain les couleurs chatoyantes du printemps. Les plantes poussaient, certes, mais presque à regret.
La péninsule se terminait par un port naturel où mouillaient d’innombrables navires seanchaniens. Partout, des drapeaux de l’Empire annonçaient que la ville en faisait désormais partie. L’étendard bordé de bleu qui flottait le plus haut dans le ciel représentait un faucon doré, trois éclairs tenus entre ses serres.
Les étranges créatures amenées par les Seanchaniens arpentaient les rues de Falme, trop loin pour que Rand distingue des détails. Des raken sillonnaient le ciel. À l’évidence, les Seanchaniens en avaient à foison, ici.
S’étendant au sud de l’Arad Doman, la pointe de Toman était une tête de pont essentielle pour la campagne des envahisseurs qui visait le Nord.
Une volonté de conquête qui s’éteindrait dès aujourd’hui. Rand devait conclure la paix et convaincre la Fille des Neuf Lunes de rappeler ses armées. Cette paix, bien entendu, serait de celles qui précèdent les tempêtes. Le Dragon Réincarné ne protégerait pas ses sujets de la guerre, il les en préserverait pour qu’ils aillent mourir pour lui dans un autre endroit. Mais il ferait ce qu’il faudrait faire.
Nynaeve vint chevaucher avec lui. Bleu et blanc, sa jolie robe était coupée à la mode des Domani, mais dans un tissu plus épais et donc considérablement plus pudique. Ces derniers temps, l’ancienne Sage-Dame semblait adopter la mode des cités qu’elle visitait, mais en l’adaptant à ses critères personnels. Naguère, peut-être, Rand s’en serait amusé. Comme les autres, cette émotion n’avait plus sa place chez lui. Il ne restait que le cocon de calme glacial enveloppant une coulée de rage pétrifiée.
L’équilibre entre la fureur et l’équanimité, il comptait bien le conserver le temps qu’il faudrait. C’était impératif.
— Et nous voilà de retour…, dit Nynaeve.
Ses bijoux multicolores – des ter’angreal en réalité – gâchaient un peu la sobriété volontaire de sa robe.
— Eh oui…, fit Rand.
— Je me souviens de notre dernière visite… Quel chaos ! Quelle folie ! Et à la fin, nous t’avons trouvé avec cette blessure au flanc.
— Exact, souffla Rand.
La première de ses blessures inguérissables, il l’avait récoltée ici, en combattant Ishamael dans le ciel. À cette évocation, la plaie devint chaude et douloureuse. Mais cette douleur, il avait appris à la tenir pour une vieille amie – une façon de se rappeler qu’il était encore en vie.
— Je t’ai vu, là-haut, très au-dessus de la ville. Franchement, je n’en ai pas cru mes yeux. Après, j’ai essayé de te guérir, mais j’étais limitée par un blocage, à l’époque – incapable d’invoquer ma colère. Min est demeurée en permanence à ton chevet. Puis à tes côtés.
Min… Elle n’était pas avec lui, en ce jour. Elle restait proche de lui, mais quelque chose dans leur relation avait changé. Comme il le redoutait depuis le début. Quand elle le regardait, c’était certain, elle voyait l’homme qui avait tenté de la tuer.
Quelques semaines plus tôt, il n’aurait pas pu l’empêcher de venir. Désormais, elle restait en arrière sans protester.
Du calme, surtout… Ce serait bientôt terminé, alors, pas de temps à perdre avec des regrets ou du chagrin.
Les Aiels, la plupart portant le brassard rouge, avançaient en éclaireurs pour repérer une éventuelle embuscade.
Rand ne s’inquiétait pas à ce sujet. Sauf s’il y avait un autre Rejeté infiltré parmi eux, les Seanchaniens ne lui tendraient pas de piège.
Le jeune homme tapota le pommeau de son épée. C’était sa lame incurvée, glissée dans le fourreau noir décoré de deux dragons rouge et or. Pour bien des raisons, cette arme lui rappelait sa précédente visite à Falme.
— Dans cette ville, dit-il, j’ai pour la première fois tué un homme avec une épée. Je n’en ai jamais parlé… C’était un noble seanchanien, maître de la lame. Verin m’avait dit de ne pas canaliser ici. Donc, j’ai opté pour l’acier. Et j’ai tué ce type.
Nynaeve arqua un sourcil.