Выбрать главу

Au col de leur veste noire, remarqua Tuon, brillaient une petite épée et un minuscule dragon.

Des Asha’man… Donc, des hommes capables de canaliser. En d’autres termes, des abominations à éliminer au plus vite. Au Seanchan, il y avait eu de rares fous qui, pour disposer d’un atout inattendu, avaient tenté de former des Tsorov’ande Doon. « Tempête à l’Âme Noire », quel nom ridicule ! Tous ces déments avaient très vite disparu, souvent détruits par les outils qu’ils avaient tenté d’utiliser.

Tuon mobilisa sa volonté. Autour d’elle, Karede et ses Gardes de la Mort se raidirent. Subtilement – un poing serré, le souffle plus lent…

Tuon ne se tourna pas vers eux mais fit un geste codé à Selucia.

— Vous devez rester sereins, dit la Voix de Tuon aux hommes.

Bien sûr qu’ils resteraient sereins, puisqu’ils étaient des Gardes de la Mort. Tuon s’en voulait d’avoir donné cet ordre, comme si elle voulait leur faire baisser les yeux. Mais il ne devait pas y avoir d’incident.

Cette rencontre avec le Dragon était dangereuse, il fallait en convenir. Rien ne pourrait y changer quelque chose. Pas les vingt damane et sul’dam postées des deux côtés du pavillon. Pas la présence du capitaine Musenge et de Karede avec ses braves. Pas les archers postés sur un toit, très précisément à portée de flèche.

Même Selucia ne parvenait pas à rassurer sa maîtresse. Pourtant, elle était prête à bondir comme une tigresse.

Malgré tout ça, Tuon était en danger. Le Dragon Réincarné, disait-on, c’était un feu de forêt éclatant dans un appartement. Rien ne pouvait l’empêcher de saccager les pièces. Avec un peu de chance, cependant, on parvenait à sauver l’immeuble.

Le Dragon gagna le fauteuil et s’assit, l’air de trouver tout naturel que Tuon le traite comme un égal.

Ses compatriotes, elle le savait, ne comprenaient pas pourquoi elle arborait toujours les cendres funèbres. En d’autres termes, pourquoi elle ne s’était pas encore proclamée Impératrice. Alors que la période de deuil était terminée, elle n’avait toujours pas revendiqué le Trône.

C’était à cause de cet homme. Même s’il s’agissait du Dragon Réincarné, l’Impératrice n’avait pas le droit de recevoir un égal. La Fille des Neuf Lunes, en revanche… Eh bien, le Dragon pouvait être son égal.

Du coup, elle avait hésité. Le Dragon n’aurait sûrement pas bien réagi si quelqu’un lui avait signifié qu’il était inférieur à l’Impératrice – qu’importe que ce soit très exactement le cas.

Alors que l’invité de Tuon s’asseyait, un éclair jaillit entre deux nuages. Pourtant, Malai, une damane capable de prédire le climat, avait assuré qu’il ne pleuvrait pas.

Marche sur la pointe des pieds, pensa Tuon en analysant les augures, et fais attention à ce que tu dis.

Pas vraiment éclairant, ça… Pour être davantage sur la pointe des pieds, il aurait fallu qu’elle lévite.

— Tu es la Fille des Neuf Lunes ? demanda le Dragon.

En fait, une constatation, pas une question.

— Et toi, tu es le Dragon Réincarné…

En sondant le regard de l’homme, Tuon mesura l’étendue de son erreur, un peu plus tôt. Rand al’Thor n’était pas jeune. Son corps l’était, sans doute, mais ses yeux rappelaient ceux d’un vieil homme…

Quand il se pencha en avant, les Gardes de la Mort se tendirent un peu plus.

— Nous allons faire la paix, dit al’Thor. Ici et maintenant.

Selucia feula doucement. Cette entrée en matière ressemblait à s’y méprendre à un ultimatum. En le plaçant à son niveau, Tuon avait fait un grand honneur à son hôte. Mais nul ne donnait d’ordres à la famille impériale.

Rand jeta un coup d’œil à Selucia.

— Tu peux dire à ta garde du corps de se calmer. Cette réunion ne se terminera pas dans le sang. Je ne le permettrai pas.

— Elle est ma Voix, celle qui parle à ma place, dit Tuon, et ma Voix de la Vérité, celle qui parle d’or pour moi. Mon garde du corps, c’est l’homme debout derrière ma chaise.

Al’Thor eut un sourire satisfait. Donc, il était très observateur. Ou très chanceux ? Peu de gens devinaient la véritable nature de Selucia.

— Tu veux la paix, dit Tuon. As-tu des conditions pour étayer ton offre ?

— Ce n’est pas une offre, mais une nécessité.

Le Dragon parlait avec une certaine douceur. De ce côté de l’océan, les gens débitaient leurs propos à toute allure. Al’Thor, lui, y ajoutait du poids. Comme la mère de Tuon.

— L’Ultime Bataille approche. À coup sûr, ton peuple se souvient des prophéties. En déclenchant une guerre, vous nous avez tous mis en danger. Mes forces et toutes celles de l’humanité devront combattre les Ténèbres !

L’Ultime Bataille aurait lieu entre l’Empire et les hordes du Ténébreux. Tout le monde le savait. Les prophéties annonçaient que l’Impératrice écraserait les serviteurs des Ténèbres. Ensuite, elle enverrait le Dragon Réincarné se battre en duel contre le Dévoreur de Lumière.

Où en était al’Thor dans la réalisation des prédictions ? Il ne semblait pas aveugle, donc ça devrait encore venir. Le Cycle d’Essanik précisait même qu’il pleurerait sur sa propre tombe.

Cette prédiction ne concernait-elle pas plutôt les morts qui marchaient, ce qu’ils avaient commencé à faire ? Sans nul doute, certains de ces spectres avaient dû fouler leur propre sépulture. Parfois, les textes révélés n’étaient pas clairs…

De ce côté de l’océan, les gens semblaient avoir oublié beaucoup de prophéties – comme leur serment d’attendre et de favoriser le Retour.

Tuon garda ces dernières pensées pour elle. Surtout, ne pas brusquer son interlocuteur…

— Tu crois que l’Ultime Bataille est pour bientôt ?

— Bientôt ? répéta al’Thor. Elle est aussi proche qu’un tueur qui te souffle son haleine putride au visage pendant qu’il te tranche la gorge. Aussi proche que le douzième coup de minuit, quand les onze premiers ont retenti. Bientôt ? Oui, très bientôt !

Cet homme était-il déjà fou ? Si c’était le cas, tout deviendrait plus difficile. Tuon dévisagea le Dragon, en quête d’indices de dérèglements mentaux. Il semblait garder le contrôle de lui-même…

Une brise venue de la mer traversa le pavillon, y laissant une odeur de poisson pourri. Ces derniers temps, beaucoup de choses empestaient ainsi.

Ces créatures, pensa Tuon. Les Trollocs.

Qu’augurait donc leur apparition ? Tylee les avait écrabouillés, et les éclaireurs affirmaient qu’il n’y en avait plus. Face à la ferveur d’al’Thor, Tuon hésita. Oui, l’Ultime Bataille approchait, peut-être autant qu’il le disait. Dans ce cas, il était encore plus important que Tuon unisse tous ces pays sous le drapeau de l’Empire.

— Tu comprends sûrement pourquoi c’est si important, dit Rand. Pourquoi me résistes-tu ?

— Parce que nous sommes le Retour, répondit Tuon. Les augures disent qu’il était temps pour nous de venir, et nous promettent de découvrir un royaume unifié prêt à nous couvrir de louanges et à nous prêter son armée. Au lieu de ça, nous avons trouvé un continent divisé, oublieux de ses serments et préparé… pour rien du tout. Ne comprends-tu donc pas que nous devons nous battre ? Vous massacrer ne nous fait pas plaisir. Pas plus qu’un parent ne s’amuse de devoir discipliner rudement un enfant dévoyé.

Al’Thor parut n’en pas croire ses oreilles.

— Parce que nous sommes des enfants, pour vous ?