— Une simple métaphore, éluda Tuon.
Le Dragon se tut un long moment, puis il se massa le menton avec son unique main. Accusait-il Tuon de lui avoir fait perdre l’autre ? Falendre avait mentionné cette possibilité.
— Une métaphore, répéta le Dragon. Peut-être pertinente… C’est vrai, nous sommes désunis. Mais je suis en train d’y remédier. La soudure est fragile, certes, mais elle tiendra. Si j’échoue, votre guerre d’unification sera justifiée. En l’état, la continuer serait une perte de temps. La paix est essentielle. Et notre alliance devra durer jusqu’à ma mort. (Le Dragon chercha le regard de Tuon.) Je te garantis qu’elle ne tardera pas beaucoup.
Tuon resta assise, les bras croisés derrière la grande table. Si al’Thor tendait la main, il ne serait pas capable de la toucher. La précaution avait quelque chose de risible, face à un homme pareil. S’il voulait la tuer, il n’aurait pas besoin d’un contact direct. Mais mieux valait ne pas y penser…
— Si l’unité a un sens pour toi, dit Tuon, pourquoi ne rangerais-tu pas tes royaumes derrière notre étendard ? Fais prêter nos serments à tes peuples…
— Non, coupa le Dragon.
La marath’damane qui se tenait derrière lui ouvrit des yeux grands comme des soucoupes.
— Mais tu dois avoir conscience qu’un seul chef, avec…
— Non, répéta al’Thor, plus sèchement. Plus personne ne portera autour du cou un de vos maudits colliers.
— Maudits ? C’est le seul moyen de contrôler les gens capables de canaliser.
— Des siècles durant, nous avons survécu sans ces horreurs.
— Et vous avez…
— Inutile d’insister ! Sur ce point, je ne céderai pas.
Les Gardes de la Mort serrèrent les dents et portèrent la main à leur épée. Selucia feula de nouveau.
Deux fois ! Ce rustre avait interrompu deux fois la Fille des Neuf Lunes ! Comment pouvait-il être si audacieux ?
Il était le Dragon Réincarné, tout simplement. Mais il racontait n’importe quoi. Quand Tuon serait Impératrice, il s’inclinerait devant elle. Les prophéties l’exigeaient. Et ça voulait sûrement dire que ses royaumes se rallieraient à l’Empire.
En attendant, Tuon avait perdu le contrôle de la conversation. De ce côté de l’océan, les marath’damane étaient un sujet épineux. Ces gens auraient pu comprendre qu’il fallait mettre ces femmes en laisse, mais leurs traditions leur brouillaient l’entendement. Sinon, pourquoi auraient-ils été troublés d’évoquer un sujet si évident ?
Tuon devait orienter les débats dans une autre direction. Quelque part où elle pourrait prendre au dépourvu le Dragon Réincarné.
— C’est à ça que se réduit notre dialogue ? Assis en face l’un de l’autre, évoquer uniquement nos différences ?
— De quoi d’autre pourrions-nous parler ?
— De ce qui nous rapproche, peut-être…
— Fille des Neuf Lunes, je crains que cette liste-là soit très courte.
— Vraiment ? Et que dis-tu de Matrim Cauthon ?
Oui, Tuon venait de faire mouche. Le Dragon battit des paupières, la bouche légèrement entrouverte.
— Mat ? Tu connais Mat ? Comment est-ce… ?
— Il m’a enlevée… Et entraînée avec lui dans presque tout l’Altara.
Le Dragon ferma enfin la bouche. Puis il la rouvrit pour parler :
— Je me souviens, oui… Je t’ai vue avec lui. Sur le moment, je ne t’ai pas identifiée, mais… Mat, que faisais-tu à ses côtés ?
Je t’ai vue avec lui ? Vraiment ?
Ainsi, la folie était déjà présente. Mais rendrait-elle cet homme plus manipulable ou moins docile ? La seconde option semblait la bonne, hélas…
— Eh bien, je suppose que Mat a ses raisons… Il en a toujours, et elles lui semblent tellement logiques, sur le coup…
Ainsi, Matrim connaissait bel et bien le Dragon Réincarné. En conséquence, il serait une ressource précieuse pour Tuon. Était-ce pour ça qu’il avait été mis sur son chemin ? Afin de l’informer sur le Dragon Réincarné ? Dans ce cas, elle devrait le retrouver tant qu’il pouvait lui être utile.
Matrim détesterait ça, mais il se rendrait à la raison. Prince des Corbeaux, il devait devenir membre du Haut Sang, se raser le crâne et apprendre la bonne façon de mener sa vie.
Pour des raisons qui la dépassaient, Tuon voyait pourtant ça comme un gâchis…
Elle ne put pas s’empêcher d’insister sur le sujet. Un peu parce que ça déstabilisait al’Thor, mais surtout parce qu’elle crevait de curiosité.
— Ce Matrim Cauthon, quel genre d’homme est-il ? À mes yeux, c’est un gredin indolent doué pour trouver des excuses chaque fois qu’il manque à sa parole.
— Ne parle pas de lui ainsi !
Étonnamment, ce cri du cœur ne venait pas de Rand al’Thor mais de la marath’damane debout derrière lui.
— Nynaeve…, commença le Dragon.
— Ne me fais pas taire, Rand al’Thor ! Lui aussi, c’est ton ami.
La marath’damane regarda de nouveau Tuon, soutenant son regard.
Soutenir mon regard, une de ces femmes !
— Ta Grandeur, continua l’insolente, Matrim Cauthon est un des meilleurs hommes que tu rencontreras jamais. Je ne veux rien entendre de mauvais sur lui.
— Nynaeve a raison, dit al’Thor à contrecœur. C’est un brave type. Un peu cavalier, parfois, mais aussi fidèle en amitié qu’on peut l’espérer. Cela dit, il râle souvent sur ce que sa conscience le force à faire.
— Il m’a sauvé la vie, dit la marath’damane. Alors que personne ne songeait à venir à mon aide, il m’a secourue en prenant tous les risques. Oui, il boit et il joue beaucoup trop, mais ne parle pas de lui comme si tu le connaissais, parce que c’est faux. Matrim Cauthon a un cœur d’or. Si tu lui as fait du mal…
— Moi ? C’est lui qui m’a enlevée !
— S’il l’a fait, ce n’était pas sans raison, lâcha al’Thor.
Une telle loyauté ! Une fois de plus, Tuon fut obligée de revoir à la hausse son opinion sur Matrim Cauthon.
— Mais ça n’a rien à voir ! s’exclama al’Thor en se levant d’un bond.
Un Garde de la Mort dégaina son épée. Le Dragon le foudroya du regard, et Karede fit signe au soldat de rengainer son arme. Le pauvre homme obéit et baissa les yeux.
Al’Thor posa sa main sur la table. Puis il se pencha en avant, ses yeux rivés dans ceux de la future Impératrice.
Comment échapper à l’emprise de ce regard gris acier ?
— Rien de tout ça n’importe. Mat ne compte pas. Même chose pour nos ressemblances et nos différences. L’essentiel, c’est le besoin. Et j’ai besoin de toi !
Le Dragon se pencha davantage. Son corps n’avait pas changé, pourtant, il semblait mesurer plus de cent pieds de haut.
Quand il parla, sa voix resta égale et sereine, mais il y avait une menace dans chacune de ses intonations.
— Tu dois cesser tes attaques et rappeler tes armées, souffla-t-il. Et tu vas signer un traité avec moi. Ce ne sont pas des demandes, mais des exigences.
Soudain, Tuon éprouva une envie lancinante d’obéir. De plaire à cet homme. Un traité ? Oui, une bonne idée qui lui donnerait l’occasion d’affirmer sa domination sur ses royaumes, déjà annexés par l’armée seanchanienne. Et cette trêve lui permettrait de préparer un plan pour ramener l’ordre dans l’Empire. Elle la mettrait aussi à profit pour enrôler et former des soldats.
Tant de possibilités s’offraient à elle. Comme si son esprit ne voyait que les avantages d’une alliance, sans accorder d’attention à ses défauts.
Elle tenta d’analyser ces points noirs, mais dans sa tête, ils coulaient comme de l’eau entre ses doigts. Pour formuler des objections, elle aurait dû pouvoir retenir cette onde.
La brise tomba et un grand silence s’abattit sur le pavillon.