» Avec Tomas, nous avons décidé de ne pas aller là où on voulait nous voir aller. « Planer » est une façon de Voyager moins sophistiquée – d’autant plus qu’il faut recourir à une plate-forme –, mais on n’est pas obligé de bien connaître le site de départ. Nous avons procédé ainsi, via une variante plus rudimentaire de portail… pour aboutir dans un petit village du Murandy, et non à Tar Valon.
» Ça n’aurait pas dû être possible… En réfléchissant, avec Tomas, nous nous sommes souvenus qu’il m’avait parlé d’une formidable partie de chasse, dans un endroit nommé Trustair. En train d’ouvrir le portail, je m’étais concentrée sur la mauvaise destination.
— Et nous voilà ici…, grommela Tomas, l’air grognon derrière le siège de son Aes Sedai.
— Exactement ! confirma Verin. C’est étrange, non, jeune Matrim ? J’ai fini ici par hasard – sur ton chemin, au moment où tu as plus que jamais besoin de Voyager avec ton armée.
— Une coïncidence de plus…
— Et le phénomène d’attraction ?
Là, le jeune flambeur ne sut que répondre.
— Les coïncidences sont le pain quotidien des ta’veren. On trouve un objet abandonné par quelqu’un qui est juste celui dont on avait besoin… On rencontre un inconnu très précisément au moment où il le fallait… La chance joue toujours en votre faveur, comme si le hasard avait une âme. Tu n’as pas remarqué ? Si tu veux, on peut essayer avec des dés…
— Non, déclina Mat à contrecœur.
— Un détail me tracasse pourtant, concéda Verin. Quelqu’un d’autre n’aurait pas pu croiser ton chemin ? Les Asha’man d’al’Thor sillonnent tous les pays en quête d’hommes capables de canaliser. Les coins perdus de ce genre doivent être leur terrain de chasse de prédilection, non ? L’un d’eux aurait pu te rencontrer et ouvrir un portail pour toi.
— Impossible, lâcha Mat, glacé. Je ne confierais pas la Compagnie de la Main Rouge à des gens pareils.
— Même pas pour gagner Andor en un clin d’œil ?
Mat hésita. Si on lui présentait les choses comme ça…
— Si je suis ici, insista Verin, c’est qu’il doit y avoir une raison.
— Je continue à penser que tu confonds corrélation et causalité, marmonna Mat en se tortillant de nouveau sur le banc inhospitalier.
— Peut-être… Et peut-être que non. Mais d’abord, négocions mon tarif pour un Voyage jusqu’en Andor. Je suppose que ton objectif, c’est Caemlyn.
— Tarif ? répéta Mat. Tu dis que la Trame t’a conduite ici. Alors, pourquoi vouloir me faire les poches ?
Verin leva un index.
— Pour une raison très simple. Pendant que j’attendais, sans savoir si c’était toi ou le jeune Perrin, j’ai pris conscience que je pouvais fournir des services, disons… exclusifs.
Verin fouilla dans sa poche et en sortit plusieurs feuilles, dont le portrait de Mat.
— Tu n’as pas demandé où j’ai trouvé ça ?
— Tu es une Aes Sedai… Je suppose que tu as… eh bien… sedairisé ce truc.
— Sedairisé ?
— Oui, une astuce comme ça…
— Ce portrait, Matrim…
— Mat, si ça ne te dérange pas.
— Ce portrait, Matrim, m’a été remis par un Suppôt des Ténèbres qui m’a prise pour une alliée du Ténébreux. Selon lui, un des Rejetés a ordonné que les modèles de ces portraits soient assassinés. Perrin et toi, vous êtes en danger.
— Ce n’est pas nouveau, fit Mat. (Il parvint à gigoter assez pour qu’on ne voie pas qu’il frémissait.) Verin, les Suppôts veulent ma peau depuis le jour où j’ai quitté Deux-Rivières. Non, rectification : depuis la veille de ce jour. Ton portrait ne change rien.
— Au contraire… Tu n’as jamais été si… Bon, disons que tu es en grand danger. Durant les semaines à venir, je te suggère d’être très prudent.
— Je le suis toujours…
— Eh bien, redouble de vigilance. Déguise-toi. Ne prends pas de risques. Avant que tout ça se termine, ton rôle sera crucial.
Le jeune flambeur haussa les épaules. Se déguiser ? Oui, c’était faisable. Avec l’aide de Thom, il pouvait se grimer si bien que ses propres sœurs ne le reconnaîtraient pas.
— Je peux le faire, oui. Ça ne me coûtera rien. Quand serons-nous à Caemlyn ?
— Tu oublies mon tarif, Matrim. Ce que je viens de dire, c’étaient des suggestions, pas un prix à payer. Des suggestions que je t’incite fermement à suivre…
Verin tira de sous le portrait une autre feuille, scellée à la cire rouge.
Mat la prit d’une main hésitante.
— C’est ça, ton tarif ?
— Des instructions. Que tu appliqueras à la lettre dix jours après ton arrivée à Caemlyn.
Mat fit mine de briser le sceau.
— Non ! Tu ne dois pas ouvrir cette lettre avant ce jour-là.
— Pardon ? Mais…
— C’est mon tarif !
— Femme, grogna Mat, je ne vais pas jurer de faire quelque chose sans savoir ce que c’est.
— Ces instructions, tu ne les trouveras pas exigeantes, Matrim…
Mat regarda la lettre comme s’il entendait l’embraser par la pensée. Puis il se leva :
— Je passe la main.
— Matrim, tu…
— Appelle-moi Mat, dit le jeune flambeur en ramassant son chapeau, posé sur un coussin. Désolé, mais il n’y aura pas de marché. Dans vingt jours, nous serons à Caemlyn, quoi qu’il en soit. (Il écarta le rabat de la tente.) Je ne me laisserai pas ligoter par toi, femme !
Verin ne broncha pas – ah, si, quand même, elle fronça les sourcils.
— J’avais oublié à quel point tu peux être pénible…
— Et fier de l’être !
— Et si je te propose un compromis ?
— Tu me diras ce qu’il y a dans la lettre ?
— Non, parce que je n’aurai peut-être pas besoin que tu appliques mes instructions. J’espère te rejoindre à temps, te reprendre la lettre et te laisser continuer ton chemin. Mais si je ne peux pas…
— J’attends le compromis.
— Tu peux décider de ne pas ouvrir la lettre. Mais dans ce cas, tu devras rester cinquante jours à Caemlyn – pour m’attendre si je mets plus de temps que prévu à venir.
Mat se plongea dans une intense réflexion. Cinquante jours d’attente, ce n’était pas rien. Mais ne valait-il pas mieux être à Caemlyn qu’en pleine campagne ?
Elayne était-elle dans la capitale ? Depuis qu’elle avait fui Ebou Dar, il s’inquiétait pour elle. Si elle était en ville, les dragons d’Aludra passeraient très vite en production.
Mais cinquante jours au même endroit ? Ou être obligé d’obéir à une lettre dont il ne savait rien ? Les deux options ne sentaient pas bon.
— Vingt jours, marchanda-t-il.
— Trente, répliqua Verin. Nous parlons d’un compromis, Mat. Parmi les Aes Sedai, certaines ignorent jusqu’à l’existence de ce mot.
La sœur tendit la main.
Trente jours, c’était gérable. Mat regarda la lettre. Il pourrait se retenir de l’ouvrir, et trente jours d’attente ne lui feraient pas perdre grand-chose. En fait, c’était à peine plus long que le temps requis pour atteindre Caemlyn par ses propres moyens. Tout bien pesé, c’était un très bon compromis… pour lui.
Il faudrait quelques semaines pour que les dragons soient prêts, un délai qu’il mettrait à profit pour en apprendre plus sur la tour de Ghenjei et sur les serpents et les renards. Thom ne râlerait pas, puisqu’il leur faudrait vingt jours pour arriver en ville, de toute façon.
Verin l’observait, un rien d’inquiétude dans le regard.
Il ne devait surtout pas lui laisser voir qu’il jubilait. Quand une femme savait ce genre de chose, elle vous le faisait toujours payer.