— Trente jours, dit Mat comme si ça lui arrachait le cœur. (Il serra la main de la sœur.) Après, je serai libre de partir.
— Ou tu peux ouvrir la lettre le dixième jour de ton arrivée, et exécuter mes consignes… L’un ou l’autre, Matrim. J’ai ta parole ?
— Tu l’as. Mais je n’ouvrirai pas la fichue lettre. Trente jours d’attente, et de nouveau sur les routes !
— Nous verrons bien, dit Verin en lâchant la main du jeune flambeur.
Elle plia le portrait puis sortit de sa poche un petit sac de cuir où elle le rangea. Au passage, Mat vit qu’elle avait toute une série de lettres soigneusement pliées.
Elle en faisait la collection ?
Quand le sac fut retourné dans sa poche, elle sortit un fragment de pierre translucide joliment sculpté. Une broche en forme de lilas.
— Commence à démonter ton camp, Matrim. Je dois ouvrir ton portail sans perdre de temps. Moi aussi, je dois voyager.
— Parfait…
Mat baissa les yeux sur la lettre, dans sa main. Pourquoi Verin faisait-elle tant de mystère ?
Que la Lumière brûle cette missive ! Je ne l’ouvrirai pas !
— Mandevwin, accompagne Verin Sedai jusqu’à sa tente, où elle attendra l’heure du départ. Charge deux hommes de lui fournir tout ce dont elle aura besoin. Et informe les autres Aes Sedai de sa présence. Les sœurs étant ce qu’elles sont, savoir qu’elle est ici les intéressera sûrement.
Mat glissa la lettre dans sa ceinture et se tourna pour sortir.
— Et que quelqu’un brûle ce fichu banc ! Je me demande pourquoi on l’a transporté jusque-là.
Tuon était morte. Partie, bannie, oubliée… Un jour, elle avait été la Fille des Neuf Lunes. Désormais, elle serait une note de bas de page dans un livre d’histoire.
L’Impératrice, c’était Fortuona.
Fortuona Athaem Devi Paendrag posa les lèvres sur le front du soldat agenouillé dans l’herbe devant elle. Avec la chaleur humide typique de l’Altara, on aurait pu croire que l’été était déjà arrivé, mais l’herbe – si verte et vivace quelques semaines plus tôt – était toute rabougrie et commençait à jaunir. Où étaient les chardons et le chiendent ? Ces derniers temps, les végétaux ne poussaient plus normalement. Comme le grain, ils mouraient avant même d’être vraiment venus à la vie.
Le soldat qui se tenait devant Fortuona était un des Cinq. Derrière ces Cinq se tenaient deux cents membres des Poings du Ciel – l’élite de l’élite des forces d’invasion.
En cuirasse de cuir sombre, leur casque en bois et en cuir en forme de tête d’insecte, tous ces combattants arboraient sur la poitrine et le casque l’emblème du poing serré.
La force comptait cinquante duos de sul’dam et de damane – y compris Dali et Malahavana, sa sul’dam, que Fortuona avait sacrifiées pour la cause.
Pour cette mission de la plus haute importance, elle avait éprouvé le besoin de donner un peu d’elle-même…
Dans les enclos, des centaines de to’raken attendaient de prendre leur envol. Pour les préparer au combat, leurs soigneurs les faisaient marcher de long en large.
Dans le ciel, une escadrille décrivait des cercles.
Fortuona posa les doigts sur le front du soldat, à l’endroit où elle l’avait embrassé.
— Puisse ta mort nous apporter la victoire, dit-elle, récitant les paroles rituelles. Puisse ton couteau faire couler le sang. Et puissent tes enfants chanter tes louanges jusqu’à la fin des temps.
L’homme inclina davantage la tête. Comme ses quatre compagnons, il était entièrement vêtu de cuir noir. Trois couteaux pendaient à sa ceinture, et il ne portait ni manteau ni casque. Comme tous les membres des Poings du Ciel, le brave était petit. D’ailleurs, dans cette unité, il y avait plus de la moitié de femmes. Quand on entendait voler sur un to’raken, le poids était toujours une question centrale. Pour un raid, deux petits soldats d’élite étaient toujours préférables à un grand balourd en armure complète.
En début de soirée, le soleil commençait à peine à se coucher. Le lieutenant général Yulan – qui commanderait l’opération – préférait les décollages en fin de journée. Ainsi, l’opération commencerait dans l’obscurité, la meilleure façon d’abuser les sentinelles qui devaient scruter le ciel à Ebou Dar. Naguère, la prudence n’aurait pas été de mise. Quelle importance si des gens, à Ebou Dar, voyaient des centaines de to’raken prendre leur envol ?
Les nouvelles ne se déplaçaient jamais aussi vite que les ailes d’un raken.
En revanche, les ennemis des Seanchaniens pouvaient voyager bien plus vite qu’ils l’auraient dû. Que cet avantage leur vienne de ter’angreal, de quelque tissage ou d’autre chose ne changeait rien : il était hautement dangereux. Alors, autant prendre des précautions. Le vol jusqu’à Tar Valon durerait des jours.
Fortuona vint se camper devant la deuxième des Cinq. Une femme aux cheveux noirs nattés. L’Impératrice l’embrassa sur le front et répéta les paroles rituelles.
Les Cinq étaient des Couteaux de Sang. L’anneau noir que chacun portait n’avait rien d’un ornement. En réalité, il s’agissait d’un ter’angreal dédié qui leur conférerait force et vitesse et les envelopperait de ténèbres, leur permettant de se fondre dans l’obscurité.
Cet incroyable pouvoir avait cependant un prix. L’anneau noir, assoiffé de sang, vidait son porteur de ses forces et le tuait en quelques jours. Le retirer aurait ralenti le processus sans l’enrayer. Une fois l’anneau activé – par une simple goutte de sang de son porteur –, il n’y avait pas de retour en arrière.
Les Cinq ne reviendraient pas de leur mission. Quoi qu’il arrive, ils resteraient en arrière, chargés de tuer autant de marath’damane que possible.
Un terrible gaspillage… Ces femmes auraient dû porter un collier, mais il valait mieux les abattre que les laisser entre les mains du Dragon Réincarné.
Fortuona passa au troisième brave, lui donnant la bénédiction et le baiser rituels.
Tant de choses avaient changé depuis sa rencontre avec le Dragon Réincarné. Son nom n’était qu’une nouveauté parmi des myriades. À présent, même les membres du Haut Sang se prosternaient devant elle. Et ses so’jhin, Selucia comprise, avaient tous rasé leurs cheveux. À partir de maintenant, ils raseraient chaque jour le côté droit de leur crâne et laisseraient pousser du côté gauche ce qui serait un jour une natte. Pour l’instant, ils portaient une sorte de chapeau de ce côté-là.
Partout, les gens humbles marchaient avec plus d’assurance et de fierté. Ils avaient une nouvelle Impératrice. Avec tout ce qui allait mal dans le monde, ça leur faisait au moins une raison de se réjouir.
Fortuona passa devant le quatrième et le cinquième tueur d’élite, prononçant les mots qui les condamnaient à mort – mais les incitaient à l’héroïsme, surtout.
Elle recula, Selucia à ses côtés.
Avançant, le général Yulan vint s’incliner devant les deux femmes.
— Que notre Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement – sache que nous ne la décevrons pas.
— Elle le sait déjà, répondit Selucia. Que la Lumière t’accompagne, général. Dans les jardins, Sa Majesté – puisse-t-elle vivre éternellement – a vu trois pétales tomber d’une rose printanière. L’augure de ta victoire, général… Confirme ce qu’il annonce, et tu seras généreusement récompensé.
Yulan se leva, son poing ganté de fer plaqué sur la poitrine. Les Cinq derrière lui, il guida ses hommes jusqu’aux enclos des to’raken. Quelques minutes plus tard, la première créature prit de l’élan sur la piste délimitée par des mâts et des fanions, puis s’envola. D’autres la suivirent. Une entière flotte, soit beaucoup plus que Fortuona en avait jamais vus en même temps. Alors que le soleil sombrait à l’horizon, ces to’raken s’éloignèrent en direction du nord.