Le cœur battant la chamade, Min pressa le pas pour rester au niveau de son compagnon. Ce n’était pas la première fois qu’il partait affronter un Rejeté, mais d’habitude, il peaufinait plus son plan. Avant de frapper en Illian, par exemple, il avait longtemps joué au chat et à la souris avec Sammael. Pour Graendal, il avait pris moins d’un jour de réflexion.
Min s’assura que tous ses couteaux étaient à leur place, mais ce n’était plus qu’un tic…
Au bout du couloir, Rand s’engagea dans l’escalier, le visage de marbre et le pas décidé. On eût dit une tempête prête à éclater, mais attendant le bon moment – et concentrée sur un seul objectif.
Min aurait donné cher pour qu’il explose et rugisse, comme il en avait l’habitude avant. Qu’est-ce qu’il avait pu l’énerver ! Mais il ne lui avait jamais fait peur. Pas comme aujourd’hui, avec son aura de danger et ce regard glacial dans lequel elle ne lisait plus rien. Depuis le drame avec Semirhage, il parlait de « faire ce qu’il fallait », quel qu’en soit le prix. Le connaissant, il enrageait de ne pas avoir convaincu les Seanchaniens de signer la paix. Ce mélange de détermination et de déception risquait de le conduire jusqu’où ?
Au pied de l’escalier, il héla un serviteur :
— Va chercher Nynaeve Sedai et le seigneur Ramshalan. Et conduis-les au salon.
Le seigneur Ramshalan ? Le bouffon qui appartenait au cercle des intimes de dame Chadmar ?
— Rand, demanda Min, quelle idée as-tu en tête ?
Le Dragon ne répondit rien. Repartant de son pas martial, il entra dans le salon au sol blanc. Pour compenser, tous les ornements étaient rouges, ici. Renonçant à s’asseoir, il croisa moignon et main dans son dos et étudia la carte de l’Arad Doman qu’il avait fait accrocher au mur. Remplaçant un joli tableau, la vieille carte jurait atrocement dans cette pièce élégante.
Sur la carte, au sud-est, une croix à l’encre noire marquait un point, à côté d’un lac. Rand l’avait tracée le matin de la mort de Kerb. Elle indiquait le Tumulus de Natrin.
— Jadis, c’était une forteresse…, dit Rand entre ses dents.
— La ville où se cache Graendal ? demanda Min.
— Non, ce n’est pas une ville. J’ai envoyé des éclaireurs. Ce n’est qu’un bâtiment solitaire, construit il y a longtemps pour surveiller les montagnes de la Brume et empêcher les incursions venant de Manetheren via les cols. Depuis les guerres des Trollocs, ce site n’a plus de fonction militaire. Qui s’inquiéterait d’une attaque lancée par les braves gens de Deux-Rivières qui ont oublié jusqu’au nom de Manetheren ?
Min acquiesça.
— Pourtant, l’Arad Doman vient d’être envahi par un berger de Deux-Rivières.
Il fut un temps où Rand aurait souri. Min oubliait sans cesse qu’il ne voulait plus s’abaisser à ça, désormais.
— Il y a quelques siècles, le roi de l’Arad Doman a annexé le Tumulus de Natrin au nom de sa couronne. Avant, l’endroit était habité par une famille noble mineure venue de la pointe de Toman avec l’idée de se créer un nouveau domaine. Des choses comme ça arrivent dans la plaine d’Almoth…
» Aimant le site, le roi domani l’a transformé en palais.
» Il y passait beaucoup de temps – trop, sans doute, laissant les marchands de Bandar Eban gagner beaucoup trop de pouvoir. Ce souverain fut renversé, mais ses successeurs continuèrent à utiliser l’ancien fort, qui devint la coqueluche de la tour dès que le roi avait besoin de se détendre un peu. Depuis une centaine d’années, l’endroit est moins prisé, et il a fini par revenir à un lointain cousin du roi, il y a quelque chose comme cinquante ans. Depuis, cette famille y réside. Dans la population, le Tumulus de Natrin est pratiquement oublié.
— Mais pas dans l’esprit d’Alsalam ? avança Min.
— Non, je doute qu’il ait connu son existence. J’ai appris tout ça de l’archiviste royal, qui a dû chercher pendant des heures pour me donner le nom de la famille en question. Depuis des mois, on n’a pas de nouvelles de ces gens, qui venaient de temps en temps en ville. Les rares fermiers du coin disent qu’une nouvelle personne a investi les lieux. Aucun ne sait ce qu’est devenu l’ancien propriétaire. Tous ont été surpris de ne pas avoir trouvé tout ça étrange…
» Min, c’est exactement le genre de quartier général que choisirait Graendal. Un petit bijou – une antique forteresse oubliée mais pleine de beauté et de puissance. Assez près de Bandar Eban pour que la Rejetée puisse influencer la politique de l’Arad Doman, mais assez loin pour être discrète et aisément défendable. Dans ma traque de Graendal, j’ai commis une erreur – croire qu’elle voudrait un splendide manoir avec des jardins et des terres. J’aurais dû comprendre qu’elle n’est pas seulement en quête de beauté. Le prestige, voilà sa passion. Une ancienne forteresse favorite des rois lui va aussi bien qu’une riche demeure. Surtout quand la forteresse en question a tout d’un palais.
Des bruits de pas retentirent dans le couloir. Quelques secondes plus tard, une servante fit entrer Nynaeve et le grotesque Ramshalan, avec sa barbe pointue et sa fine moustache. Aujourd’hui, des clochettes décoraient le bout de sa barbe et une mouche de velours noir également en forme de cloche brillait sombrement sur sa joue. En tenue de soie vert et bleu, les manches de sa veste bouffantes, il arborait dessous une chemise blanche à jabot.
Quoi qu’en dise la mode, aux yeux de Min, ce type était ridicule. Comme un paon au plumage en bataille.
— Seigneur, tu m’as demandé ? fit Ramshalan avec une courbette extravagante à l’intention de Rand.
Le jeune homme ne se détourna pas de la carte.
— J’ai une énigme pour toi, mon ami. Je veux savoir ce que tu penses.
— N’hésite pas à m’interroger, seigneur Dragon.
— Alors, réponds à cette question : comment dois-je m’y prendre pour dominer une adversaire que je sais plus intelligente que moi ?
Ramshalan s’inclina une seconde fois – comme si Rand avait pu ne pas remarquer la première.
— Seigneur, c’est un piège ? Personne n’est plus intelligent que toi.
— Si seulement c’était vrai… J’affronte certains des hommes et des femmes les plus géniaux que le monde ait connus. Mon adversaire actuelle comprend le fonctionnement de l’esprit humain bien mieux et bien plus profondément que moi. Alors, comment la vaincre ? Si je parviens à la menacer, elle s’enfuira dans un des dix fiefs, au minimum, qu’elle s’est déjà préparés. Elle ne m’affrontera pas de face. Mais si je détruis son fort par surprise, je risque de lui permettre de filer. En tout cas, je ne saurai jamais si elle est morte ou non.
— Un sacré problème, en effet, dit Ramshalan, l’air confus.
Rand hocha pensivement la tête.
— Il faut que je la regarde dans les yeux et que je sonde son âme pour être sûr que c’est bien elle, et pas un leurre. Mais je dois y parvenir sans l’alerter, sinon, elle s’enfuira. Comment faire ? Comment tuer une adversaire plus intelligente que moi, impossible à surprendre et qui veut éviter le duel ?
Ramshalan sembla dépassé par ce flot de questions.
— Je… Seigneur, si ton ennemie est si intelligente que ça, la solution est peut-être de demander l’aide de quelqu’un d’encore plus intelligent.
Rand regarda le courtisan par-dessus son épaule.
— Une excellente suggestion, Ramshalan. C’est peut-être ce que je viens de faire.
Le bouffon rayonna.
Il pense que c’est pour ça qu’il est là, comprit Min.
Elle dut dissimuler un sourire dans le creux de sa main.
— Si tu avais un ennemi pareil, Ramshalan, que ferais-tu ? Je m’impatiente. Réponds !
— Je chercherais à m’allier avec lui, seigneur, fit le noble sans une ombre d’hésitation. Une personne si puissante, mieux vaut l’avoir dans son camp que dans celui d’en face.