Crétin, pensa Min. Avec un ennemi intelligent et impitoyable, une alliance finit toujours par une dague entre les omoplates.
— Une autre suggestion brillante, dit Rand. Mais je suis très intrigué par ses implications… Selon toi, il me faut des alliés plus intelligents que moi. Dans ce cas, n’est-il pas temps que tu te mettes en route ?
— Plaît-il ?
— Tu vas être mon émissaire, dit Rand.
Il fit un geste et un portail s’ouvrit au fond de la pièce, entaillant le riche tapis du sol.
— Trop de Domani se cachent un peu partout dans le pays. J’aimerais les avoir comme alliés, mais sans avoir le temps de les chercher moi-même. Par bonheur, tu peux agir en mon nom.
Ramshalan sembla enthousiasmé par cette perspective.
De l’autre côté du portail, on voyait de grands pins et il semblait faire plutôt frisquet. Min chercha le regard de Nynaeve, encore habillée en bleu et blanc. L’Aes Sedai suivait le dialogue avec des yeux pensifs dans lesquels Min lut des émotions semblables aux siennes. À quoi jouait Rand ?
— De l’autre côté de ce portail, dit-il, tu trouveras une colline qui descend en pente douce jusqu’à un ancien palais habité par une famille de marchands domani mineurs. C’est le premier endroit où je t’enverrai. Présente-toi en mon nom et cherche les gens qui dirigent cette maison. Tente de savoir s’ils sont prêts à me suivre – où s’ils connaissent mon existence, simplement. S’ils se rallient à moi, offre-leur des récompenses. Puisque tu es très intelligent, je te laisse choisir lesquelles. Pour les négociations de ce genre, je ne suis pas très doué.
— Compris, seigneur.
Bouffi de fierté, Ramshalan lorgnait cependant le portail d’un œil inquiet. Comme à beaucoup de gens, le Pouvoir de l’Unique ne lui inspirait pas confiance. Surtout quand un homme s’en servait.
Si l’occasion se présentait, ce noble retournerait sa veste aussi vite qu’après la chute de dame Chadmar. Que pensait obtenir Rand, en mettant un tel bouffon entre les pattes de Graendal ?
— File, dit le Dragon.
Ramshalan fit quelques pas hésitants vers le portail.
— Seigneur Dragon, et si j’avais… eh bien, au moins un début d’escorte…
— Il ne faut pas effrayer ni alarmer ces gens, dit Rand, toujours concentré sur sa carte. (Un air froid continuait à filtrer du portail.) Pars et reviens-nous vite, Ramshalan. Je laisserai le portail ouvert jusqu’à ton retour. Allez, courage ! Ma patience a des limites, et je peux choisir un autre émissaire.
— Je… (Ramshalan sembla calculer les risques.) Bien entendu, seigneur Dragon.
Il inspira à fond et franchit le portail, le pas prudent comme celui d’un chat qui sort sous la pluie. Min eut de la peine pour cet idiot.
Dans un concert de craquements de feuilles mortes, le bouffon s’enfonça dans la forêt. Entendant siffler la brise, Min trouva ce son bizarre, dans le confort douillet d’un salon.
Toujours fasciné par la carte, Rand laissa le portail ouvert.
— Bon, fit Nynaeve après quelques minutes, c’est quoi, ce jeu idiot ?
— Comment vaincrais-tu Graendal, Nynaeve ? Contrairement à Rahvin ou à Sammael, elle ne se laissera pas entraîner à m’affronter. Et la piéger ne sera pas un jeu d’enfant. Elle connaît l’esprit humain mieux que quiconque. Elle est perverse, certes, mais supérieurement intelligente, et il ne faut surtout pas la sous-estimer. Torhs Margin a commis cette erreur, et tout le monde sait comment ça a fini.
— Qui ? demanda Min.
Elle consulta du regard Nynaeve, qui haussa les épaules.
Rand regarda les deux femmes.
— Il est resté dans l’histoire sous le nom de Torhs le Brisé…
Min secoua la tête et Nynaeve l’imita. Aucune des deux n’était historienne, certes, mais Rand semblait croire que tout le monde connaissait ce nom.
Rand rosit un peu – de colère – et grogna :
— La question demeure : comment la combattrais-tu, Nynaeve ?
— Je n’ai pas envie de jouer avec toi, Rand al’Thor, grinça l’ancienne Sage-Dame. À l’évidence, tu as déjà un plan. Pourquoi me demander ?
— Parce que ce que je vais faire devrait m’effrayer…
Min en frissonna de la tête aux pieds.
Rand fit un geste aux Promises qui attendaient dans le couloir. Aussitôt, elles traversèrent la pièce, franchirent le portail et s’enfoncèrent dans la forêt. À vingt, elles faisaient moins de bruit que Ramshalan à lui tout seul.
Min attendit. De l’autre côté du portail, le soleil se couchait lentement, ses derniers rayons illuminant le sol de la forêt ombragé par la frondaison. Après quelques minutes, Nerilea, une farouche guerrière aux cheveux blancs, se remontra et hocha la tête à l’intention de Rand.
Rien à signaler.
— Suivez-moi, dit Rand à ses deux compagnes.
Min s’ébranla, mais Nynaeve, plus vive, atteignit avant elle le portail.
Le trio déboula sur un tapis d’épines de pin noircies par un long séjour sous la neige aujourd’hui disparue. Agitées par le vent, les branches se heurtaient et l’air de la montagne se révéla encore plus piquant qu’on aurait pu le croire.
Min regretta de ne pas avoir un manteau, mais il était trop tard pour y changer quelque chose.
Rand se mit en route. Nynaeve le rattrapa et lui parla à voix basse.
Mais elle ne tirerait rien de lui tant qu’il serait dans cet état d’esprit. Pour en savoir plus long, les deux femmes devraient se fier à son bon vouloir.
Min aperçut les Aielles, à l’occasion, mais seulement quand elles ne prenaient pas la peine de se dissimuler. Désormais, elles étaient parfaitement adaptées à la vie dans les « terres mouillées ». En ayant grandi dans un désert, comment maîtrisait-on ainsi l’art de se cacher dans les bois ?
Devant les intrus, les arbres s’éclaircissaient. Pressant le pas, Min rejoignit Rand et Nynaeve, immobiles au sommet de la petite colline. La pente descendante restait boisée puis se transformait en un terrain presque plan qui menait à un petit lac de montagne.
Sur la butte qui dominait l’eau se dressait un bâtiment blanc impressionnant. Rectangulaire et très haut, c’était en fait une succession de tours empilées les unes sur les autres, chacune étant plus étroite que celle qui la soutenait. Ainsi, le fort avait bel et bien des allures de palais.
— Magnifique…, souffla Min.
— C’est un bâtiment d’une autre époque, dit Rand. Un temps où les gens pensaient que la majesté d’un ouvrage ajoutait à sa puissance.
Le palais était assez loin, mais pas assez pour que Min ne puisse pas distinguer les sentinelles qui patrouillaient sur le chemin de ronde, hallebarde à l’épaule, leur plastron reflétant les ultimes rayons du soleil.
Un cerf attaché en travers de leur cheval de bât, des chasseurs rentraient tardivement au bercail. Alors qu’ils franchissaient les portes, Min vit plusieurs hommes en train de débiter un tronc, dans la cour. Pour le chauffage, sans doute.
Deux porteuses d’eau en livrée blanche revenaient du lac et des fenêtres s’éclairaient un peu partout dans l’antique fort. En un seul et gigantesque bâtiment, on avait en somme rassemblé tout ce qui s’étendait d’habitude sur un domaine.
— Tu crois que Ramshalan a trouvé son chemin ? demanda Nynaeve.
Les bras croisés, elle faisait de son mieux pour ne pas avoir l’air impressionnée.
— Même un crétin de son acabit ne peut pas rater ça, dit Rand, les yeux plissés.
Dans sa poche géante, il portait toujours la statuette. Min aurait préféré qu’il l’ait laissée derrière lui. La façon dont il la touchait – la caressait, presque – la mettait mal à l’aise.
— Donc, dit Nynaeve, tu as envoyé cet imbécile à sa mort. À quoi ça nous avancera ?
— Graendal ne le tuera pas.
— Comment peux-tu en être sûr ?
— Ce n’est pas sa façon de faire. Surtout si elle pense pouvoir l’utiliser contre moi.