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— Tu ne crois quand même pas qu’elle gobera les fadaises que tu as racontées à ce type ? demanda Min. Un émissaire chargé d’éprouver la loyauté de seigneurs domani…

Rand secoua la tête.

— Non, j’espère qu’elle croira en partie cette fable, mais je ne compte pas là-dessus. Ce que j’ai dit au sujet de son intelligence, c’était sincère. Elle est plus maligne que moi. De plus, elle me connaît bien mieux que je la connais. Elle subjuguera Ramshalan, puis elle lui arrachera chaque mot de notre conversation. Ensuite, elle trouvera un moyen d’utiliser ce dialogue contre moi.

— Quel moyen, Rand ?

— Je n’en sais rien… J’aimerais que ce soit différent, mais… Elle trouvera quelque chose d’intelligent, puis placera Ramshalan sous une coercition très subtile que je ne pourrai pas détecter. Je devrai choisir entre le garder près de moi et voir ce qu’il fait, ou le bannir de ma présence. Mais bien entendu, elle aura un plan prêt pour chaque option.

— À t’entendre, on croirait que tu ne peux pas gagner, dit Nynaeve, pensive.

Elle ne semblait pas consciente du froid. Rand non plus, à vrai dire. Ce « truc » pour s’abstraire des conditions climatiques, Nynaeve n’avait jamais pu découvrir en quoi il consistait. D’après ce qu’on disait, il n’avait rien à voir avec le Pouvoir de l’Unique. Dans ce cas, pourquoi Rand et les Aes Sedai étaient-ils les seuls à en bénéficier ?

Les Aielles ne se souciaient pas du froid non plus, mais elles ne comptaient pas. Rien de ce qui était humain ne les touchait – en même temps, elles pouvaient faire une montagne d’un petit rien.

— Ne pas pouvoir gagner ? répéta Rand. C’est ça que nous tentons de faire ? Gagner ?

Nynaeve arqua un sourcil.

— Tu as décidé de ne plus jamais répondre à une question ?

Rand tourna la tête vers l’ancienne Sage-Dame. Étant sur son autre flanc, Min ne put pas lire son expression, mais elle vit blêmir Nynaeve.

Bien fait pour elle ! Ne sentait-elle pas à quel point Rand était tendu ? Min se demanda si elle frissonnait seulement à cause du froid… Elle marchait à côté de son homme, mais il n’avait pas passé un bras autour de ses épaules, comme avant. Quand il se détourna de Nynaeve, elle tituba un peu, à croire qu’elle s’était jusque-là accrochée à son regard.

Rand ne disant plus rien, le trio marcha en silence le long de la crête tandis que le soleil descendait lentement vers l’horizon.

En bas, au pied de la forteresse, des palefreniers faisaient tourner en rond des chevaux pour leur dégourdir les jambes.

De plus en plus de fenêtres s’éclairaient. Combien de gens Graendal gardait-elle dans son fief ? Des dizaines ? Des centaines, peut-être…

Un bruit soudain, dans les broussailles, attira l’attention de Min, d’autant plus qu’un chapelet de jurons l’accompagna. Quand le silence retomba, la jeune femme frémit.

Quelques instants plus tard, trois ou quatre Aielles apparurent, poussant devant elles le pauvre Ramshalan. Les cheveux en bataille, couvert d’aiguilles de pin, il saignait de plusieurs égratignures. Après s’être épousseté, il voulut avancer vers Rand. Quand les Promises le retinrent, il les regarda, intrigué.

— Seigneur Dragon ?

— Est-il infecté ? demanda Rand à Nynaeve.

— Par quoi ?

— Un contact avec Graendal.

Nynaeve approcha du bouffon et l’inspecta un moment.

— Oui, dit-elle enfin. Rand, il est sous coercition. Beaucoup de tissages sont impliqués. C’est moins grave que pour Kerb – ou seulement plus subtil.

— Seigneur Dragon, fit Ramshalan, que se passe-t-il ? La dame qui vit dans le château, en bas, a été très amicale. C’est une alliée, seigneur. Tu n’as rien à craindre d’elle. Une femme exquise, je dois dire.

— Vraiment ? demanda Rand.

Le soleil presque invisible, il faisait de plus en plus sombre. À part celle du couchant, la seule lumière venait du portail, toujours ouvert derrière Rand et ses compagnes. Une sorte de balise qui invitait tout le monde à rentrer à la maison, loin du froid et des ténèbres.

Depuis qu’elle le connaissait, Min n’avait jamais entendu Rand parler d’un ton si dur.

— Rentrons, dit-elle en lui prenant le bras.

— J’ai quelque chose à faire, répondit Rand sans la regarder.

— Réfléchis un peu plus avant d’agir… Prends quelques avis. On pourrait demander à Cadsuane…

— Cadsuane m’a emprisonné dans une caisse, Min…

Quand il se tourna vers sa compagne, les yeux de Rand reflétèrent la lumière du portail. Un mélange de rouge et d’orange… Dans sa voix, Min avait reconnu une sorte de fureur.

Je n’aurais pas dû parler de Cadsuane, comprit-elle.

Ce nom était une des dernières choses qui réveillaient les émotions du Dragon Réincarné.

— Une caisse, Min, mais avec des parois invisibles. Là-dedans, j’étais aussi prisonnier que dans celle des autres sœurs. Et sa langue de vipère m’a fait plus mal que tous les coups reçus dans ma vie. J’en ai conscience, à présent.

Rand libéra son bras de la main de Min.

— À quoi rime tout ça ? demanda Nynaeve. Tu as envoyé cet homme subir une coercition en sachant ce que ça lui ferait. Je refuse de voir un autre malheureux crever. Quoi qu’elle ait tissé en lui, je ne l’en débarrasserai pas. Et si ça provoque ta mort, tu devras t’en prendre à toi-même.

— Seigneur ? souffla Ramshalan.

La terreur du bouffon inquiéta sourdement Min.

Le soleil couché, Rand n’était plus qu’une silhouette. Et la forteresse, dans le lointain, une masse sombre dotée de centaines d’yeux – les lumières qui brillaient sur sa façade.

Rand vint se camper au bord du vide et sortit la clé d’accès de sa poche. L’artefact brilla faiblement – une lueur rouge venue de ses profondeurs.

Nynaeve prit une grande inspiration.

— Aucune de vous deux n’était là quand Callandor m’a trahi, dit Rand dans l’obscurité. C’est arrivé deux fois. La première quand j’ai tenté de ranimer une morte, n’obtenant qu’une marionnette. L’autre quand j’ai voulu détruire des Seanchaniens – mais en faisant autant de victimes dans mes propres rangs que dans les leurs.

» Selon Cadsuane, le second échec était dû à un défaut de Callandor. Elle ne peut pas être contrôlée par un seul homme, comprenez-vous ? Sauf s’il est dans une caisse. Callandor est une laisse conçue pour être séduisante, afin que j’abdique volontairement.

La sphère de l’artefact brilla plus fort et sembla devenir cristalline. À l’intérieur, la lumière était écarlate, son noyau brillant comme un soleil. Comme si on avait laissé tomber une pierre brûlante dans une mare de sang.

— Je vois une réponse très différente à mes problèmes, dit Rand, toujours à voix basse. Dans les deux occasions où Callandor m’a trahi, je m’étais laissé submerger par mes émotions. Submerger et guider, même. Furieux, je ne peux pas tuer, Min. La colère, je dois la garder en moi et la canaliser, comme le Pouvoir de l’Unique. Chaque mort doit être voulue et intentionnelle.

Min ne put rien dire. Impossible d’exprimer sa peur ou de trouver les mots qui arrêteraient Rand. Malgré la lumière de la sphère, ses yeux restaient dans l’obscurité. Et cette lumière faisait jaillir des ombres de son visage, comme s’il était le point focal d’une explosion silencieuse.

Min se tourna vers Nynaeve. Les yeux écarquillés, la bouche entrouverte, l’Aes Sedai regardait, elle aussi incapable de parler.

Min se retourna vers Rand. Pendant qu’il l’étranglait, elle n’avait pas eu peur de lui, consciente que ce n’était pas lui qui lui faisait du mal, mais Semirhage.

Mais ce Rand-là, avec des yeux de feu et pourtant sans passion, la terrifiait.