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— Je l’ai déjà fait, dit-il. J’ai prétendu n’avoir jamais tué de femme, mais c’était un mensonge. Bien avant d’affronter Semirhage, j’ai abattu une femme. Elle se nommait Liah, et je l’ai tuée à Shadar Logoth. Je l’ai rayée de la Trame – par compassion, me suis-je dit.

Rand se tourna vers la forteresse :

— Pardonne-moi, dit-il (mais pas à Min, apparemment) d’invoquer de nouveau cette compassion.

Alors qu’une masse incroyablement brillante se matérialisait devant Rand, Min cria et recula. L’air lui-même sembla se rétracter, comme si lui aussi était terrorisé.

De la poussière monta du sol, aux pieds du Dragon, et les arbres éclairés par l’impossible lumière vibrèrent, leurs aiguilles bruissant comme des centaines de milliers d’insectes rampant les uns sur les autres.

Min ne distingua plus Rand, mais une entité lumineuse – non, une force, plus précisément. Un pouvoir à l’état pur, capable de faire se hérisser tous les petits poils sur la nuque de la jeune femme. À cet instant, elle eut le sentiment de comprendre ce qu’était le Pouvoir de l’Unique. Il se tenait devant elle, incarné dans l’homme qu’elle appelait Rand al’Thor.

Soudain, en exhalant un soupir, il déchaîna ce pouvoir. Un torrent de feu blanc jaillit de lui et déchira le ciel nocturne jusque-là paisible. En un clin d’œil, cette masse percuta la forteresse encore lointaine.

Les blocs de pierre brillèrent, comme s’ils se gorgeaient de lumière blanche. Bientôt, toute la forteresse brilla, devenue un monument à la gloire de la lumière.

Un spectacle d’une impensable beauté.

Puis l’immense bâtiment disparut. Rayé du paysage et de la Trame comme s’il n’avait jamais existé. La forteresse tout entière, avec tous ceux qui l’occupaient.

Quelque chose percuta Min. Comme une onde de choc, mais sans substance, et qui ne la fit pas vaciller – mais qui lui retourna les entrailles.

Autour d’elle, la forêt, toujours illuminée par la clé d’accès, semblait trembler et ses contours se troublaient.

Le monde entier paraissait gémir de douleur.

Le phénomène se dissipa, mais Min continua à sentir la tension. Durant une seconde, on aurait cru que la substance même de l’univers était proche de son point de rupture.

— Qu’as-tu fait ? souffla Nynaeve.

Rand ne répondit pas. À présent que les Torrents de Feu s’étaient dissipés, Min voyait de nouveau son visage. Extatique, la bouche ouverte, il levait l’artefact au ciel comme on brandit un trophée. Ou comme on offre un présent…

Puis il serra les dents et écarquilla les yeux, comme s’il résistait à une incroyable pression. La lumière scintilla une seule fois puis disparut.

Dans l’obscurité revenue, Min plissa les yeux pour tenter d’y voir. L’image magnifiée de Rand, cependant, refusa de s’effacer, imprimée sur ses rétines.

Venait-il de faire ce qu’elle croyait ? Détruire toute une forteresse avec des Torrents de Feu ?

Tous ces gens… Les chasseurs… les porteuses d’eau… les sentinelles… les palefreniers…

Partis à jamais. Expulsés de la Trame. Assassinés. Morts pour toujours.

Horrifiée, Min sentit que ses jambes se dérobaient. Reculant, elle s’adossa à un arbre pour ne pas tomber.

Tant de vies détruites en un instant. Par Rand !

De la lumière jaillit, là où se tenait Nynaeve. Un globe lumineux, en lévitation au-dessus de sa main. Dans ses yeux, Min crut voir briller une lueur qui venait du fond de l’âme de l’Aes Sedai.

— Rand al’Thor, tu es incontrôlable, dit-elle.

— Je fais ce qui doit être fait, répondit Rand d’un filet de voix, comme s’il était épuisé. Sonde-le, Nynaeve.

— Pardon ?

— Notre bouffon. La coercition est-elle encore là ? La marque de Graendal ?

— Je déteste ce que tu viens de faire, Rand. Non, ça me répugne. Que t’arrive-t-il ?

— Sonde cet imbécile, grogna Rand, menaçant. Avant de me condamner, voyons si mes péchés ont eu un autre résultat que ma damnation.

Nynaeve regarda Ramshalan, toujours solidement tenu par plusieurs Promises. Avançant, elle posa une main sur le front du noble et se concentra.

— Il n’y a plus rien. Pas une trace.

— Alors, elle est morte…

Lumière ! pensa Min. Il n’a pas utilisé Ramshalan comme un messager ou un appât. Ce bouffon lui apporte la preuve que Graendal est morte !

Les Torrents de Feu éjectaient leurs victimes de la Trame, annulant leurs actes les plus récents. Ramshalan se souviendrait d’avoir rendu visite à Graendal, mais il ne serait plus sous coercition. Parce que en un sens, la Rejetée était morte avant de la lui imposer.

Min tâta sur son cou les marques laissées par les doigts de Rand.

— Je ne comprends pas, couina comiquement Ramshalan.

— Comment combattre une adversaire plus intelligente que soi ? murmura Rand. La réponse est simple. Il suffit de s’asseoir à une table en faisant semblant de vouloir jouer avec elle. Puis de la frapper au visage aussi fort que possible. Ramshalan, tu as été un allié précieux. Du coup je te pardonne de t’être vanté, devant les seigneurs Vivian et Callswell, de pouvoir me manipuler à ta guise.

Ramshalan en défaillit de surprise et les Promises le laissèrent tomber à genoux.

— Seigneur, j’avais trop bu cette nuit-là, et…

— Silence ! Comme je l’ai dit, tu as été un allié précieux. Donc, pas de corde ni de hache pour toi. À deux jours de marche vers le sud, tu trouveras un village…

Sur ces mots, Rand se détourna. Suivant des yeux son ombre, Min le vit traverser la forêt, atteindre le portail et le franchir.

La jeune femme se hâta de le suivre et Nynaeve lui emboîta le pas. Laissant Ramshalan à genoux, les yeux ronds, les Promises suivirent le mouvement.

Quand la dernière l’eut traversé, le portail se referma, laissant le bouffon seul avec ses sanglots.

— Ce que tu as fait, Rand al’Thor, dit Nynaeve quand tous furent revenus à leur point de départ, est une abomination. Dans ce palais, des dizaines voire des centaines de gens vivaient.

— Tous transformés en pantins par la coercition de Graendal, riposta Rand. Elle ne laissait jamais une personne l’approcher sans avoir détruit son esprit. Kerb a sûrement beaucoup moins souffert que ces esclaves, dans la forteresse. Des marionnettes privées de la liberté de penser et d’agir. Des animaux domestiques réduits à adorer Graendal et à se prosterner devant elle. Au mieux, à accomplir une mission pour elle. En les tuant, je leur ai fait une faveur.

— Une faveur ? Avec les Torrents de Feu ? Rand, ils sont à jamais rayés de la Trame.

— C’est bien ce que je dis, une faveur. Souvent, j’implore qu’on me fasse la même. Bonne nuit, Nynaeve. Dors aussi bien que tu peux, car notre séjour en Arad Doman est terminé.

Min regarda Rand s’éloigner. Elle aurait voulu le suivre, mais elle s’en empêcha. Dès qu’il fut sorti du salon, Nynaeve se laissa tomber dans un fauteuil, soupira et posa sa tête sur les doigts tendus de sa main droite.

Min eut envie de l’imiter. Jusque-là, elle n’avait pas eu conscience de son épuisement. La compagnie de Rand lui faisait cet effet, ces derniers temps, même quand elle n’allait pas le regarder détruire des forteresses en pleine nuit.

— J’aimerais que Moiraine soit là, souffla Nynaeve.

Elle sursauta, surprise que des mots pareils soient sortis de sa bouche.

— Nous devons faire quelque chose, Nynaeve, dit Min.

— Peut-être, oui…

— Que veux-tu dire par là ?

— Et s’il avait raison ? Tout berger obtus qu’il est, s’il devait être comme ça pour gagner ? L’ancien Rand n’aurait pas pu détruire une forteresse et tuer tant de gens pour éliminer une Rejetée.

— Non, il n’aurait pas pu, confirma Min. Tuer le dérangeait encore. Nynaeve, tous ces gens…