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Qu’il en sorte vivant et sain d’esprit, avec l’âme en un seul morceau – plus ou moins – était la mission de Min.

38

Des nouvelles en Tel’aran’rhiod

— Egwene, écoute la voix de la raison, implora Siuan.

Ayant utilisé l’anneau pour entrer dans le Monde des Rêves, elle était très légèrement translucide.

— Quel bien fais-tu, en croupissant dans cette cellule ? Après ce que tu as dit pendant ce dîner, Elaida s’arrangera pour que tu n’en sortes jamais. Mère, parfois, il faut regarder la vérité en face. Un filet, il arrive un moment où on ne peut plus le repriser. Alors, il faut le jeter et en fabriquer un autre.

Egwene était assise sur un tabouret dans la boutique d’un cordonnier. Elle avait choisi le lieu au hasard, en excluant tout ce qui pouvait se trouver dans la Tour Blanche. Les Rejetés étaient informés que ses alliées et elle fréquentaient le Monde des Rêves…

Avec Siuan, Egwene pouvait être plus détendue. Toutes les deux, elles savaient que l’une était la Chaire d’Amyrlin, donc la supérieure de l’autre, mais elles avaient un lien très particulier. Une sorte de camaraderie, pour avoir occupé le même poste. Peu à peu, ce lien était devenu une solide amitié.

Pour l’heure, Egwene aurait volontiers étranglé son amie.

— Nous en avons parlé cent fois, maugréa-t-elle. Je ne peux pas m’enfuir. Chaque jour que je passe en cellule sans être brisée est une pierre de plus dans le jardin d’Elaida. Si je me volatilise avant son procès, ça ruinera tous les efforts que nous avons consentis.

— Ce procès aura tout d’une mascarade, Mère. Et même s’il est honnête, la punition sera légère. D’après ce que tu m’as dit, quand elle t’a rouée de coups, elle ne t’a cassé aucun os et n’a pas fait couler ton sang.

La stricte vérité. Le sang d’Egwene avait coulé à cause des éclats de verre, pas des coups d’Elaida.

— Même une censure symbolique du Hall minera son pouvoir, insista Egwene. Ma résistance et mon refus d’implorer ma libération ont un sens. Les représentantes elles-mêmes viennent me voir. Si je m’évade, on pensera que j’ai capitulé devant Elaida.

— Ne t’a-t-elle pas accusée d’être un Suppôt des Ténèbres ?

Egwene hésita. Oui, Elaida était allée jusque-là. Mais sans pouvoir présenter des preuves.

Les lois de la tour étaient compliquées. Produire les bonnes interprétations et rendre les sentences appropriées n’avait rien d’un jeu d’enfant. Les Trois Serments auraient dû empêcher Elaida d’utiliser le Pouvoir de l’Unique comme une arme, donc l’usurpatrice avait sans doute pensé que ses actes n’avaient rien de transgressif. Était-elle allée plus loin que ce qu’elle avait prévu ? Voyait-elle vraiment Egwene comme un Suppôt ? Pour se défendre, elle pourrait recourir aux deux arguments. Le second la dégagerait de toute culpabilité, mais le premier était bien plus facile à plaider.

— Elle peut réussir à te faire condamner, dit Siuan, dont la réflexion avait apparemment suivi le même cours. Une exécution s’ensuivra, tu le sais. Et qu’auras-tu gagné ?

— Elle échouera… Sans preuve que je suis un Suppôt, le Hall ne la laissera pas faire.

— Et si tu te trompes ?

Egwene hésita un peu.

— Très bien… Si le Hall me condamne à mort, je te permettrai de m’exfiltrer. Mais pas avant, Siuan ! Pas avant…

— Ce ne sera peut-être pas possible, Mère. Si Elaida prend la main, elle agira vite. Les punitions de cette femme tombent comme la foudre. On n’a pas le temps de se défendre. Crois-moi, je sais de quoi je parle.

— Si ça se passe ainsi, ma mort sera une victoire. Elaida aura refusé le combat, pas moi.

— Têtue comme une bitte d’amarrage, marmonna Siuan.

— Ce débat est clos, dit Egwene, catégorique.

Siuan soupira mais n’insista pas. Débordant trop d’énergie pour s’asseoir, elle ignora le tabouret, en face de celui d’Egwene, et alla se camper devant la vitrine de la boutique, sur la droite de sa dirigeante.

Le magasin de chaussures semblait avoir été dévalisé. Derrière le comptoir qui coupait la pièce en deux, des rayonnages étaient divisés en niches conçues pour abriter une paire de chaussures. À certains moments, la plupart étaient occupées par des modèles en cuir ou en toile à lacets ou à boucles. Sous la lumière féerique du Monde des Rêves, ces dernières brillaient étrangement.

Chaque fois qu’Egwene tournait la tête, certaines paires disparaissaient et d’autres les remplaçaient. Pour laisser des images si éphémères ici, les souliers, dans le monde réel, devaient se vendre comme des petits pains.

La partie avant de la salle était encombrée de tabourets mis à la disposition des clients. Dans les rayonnages, il y avait toute sorte de modèles exclusivement réservés à l’essayage. Après avoir enfilé plusieurs paires, le client faisait son choix et passait la commande. À partir de là, le cordonnier – ou plus probablement ses assistants – fabriquait une paire à venir retirer quelques jours plus tard.

Sur la vitrine, de grosses lettres blanches composaient le nom du maître cordonnier. Naorman Mashinta – troisième du nom, si on en jugeait par le petit « 3 » peint à côté de son patronyme. Une affaire familiale, et ce depuis trois générations. En ville, ça n’avait rien d’extraordinaire. À dire vrai, ce qui restait de l’Egwene de Champ d’Emond trouvait étrange que des enfants aient l’idée de confier à un tiers le commerce de leurs parents. Seuls les troisième et quatrième fils ou filles de la lignée devaient sérieusement songer à se trouver un autre débouché.

— Puisque nous avons expédié les affaires courantes, dit Egwene, quelles sont les nouvelles ?

Le nez collé contre la vitrine, Siuan sonda les rues désertes de Tar Valon. Un spectacle qu’on pouvait voir dans le Monde des Rêves et nulle part ailleurs.

— Une de tes vieilles connaissances est arrivée récemment au camp, dit Siuan.

— Vraiment ? fit Egwene, distraite. Qui ça ?

— Gawyn Trakand.

La Chaire d’Amyrlin sursauta. Enfin, c’était impossible. Pendant la rébellion, Gawyn s’était rangé dans le camp d’Elaida. Retourner sa veste n’était pas son genre. Aurait-il été capturé ? Mais Siuan n’avait pas présenté les choses ainsi.

Un instant, Egwene apparut sous les traits d’une jeune femme tremblante fascinée par les tendres promesses du prince. Ça ne dura pas, car elle parvint à reprendre l’apparence d’une Chaire d’Amyrlin endurcie par les épreuves. Au prix d’un gros effort, elle oublia ses songes romantiques, et lâcha froidement :

— Gawyn ? Voilà qui est bizarre. Je n’aurais pas cru le voir un jour parmi nous.

Siuan s’autorisa un sourire.

— Bien joué, ta petite comédie… Encore que… Tu es restée bouche bée trop longtemps, et après, tu as trop montré ton enthousiasme. Pour ne pas deviner, il faudrait être aveugle.

— Que la Lumière te brûle les yeux ! Encore un de tes trucs ? Ou est-il vraiment là ?

— Je respecte les Serments, Mère, lâcha Siuan, merci à toi…

Egwene était une des rares sœurs à savoir que Siuan, après avoir été calmée puis guérie, était libérée des Trois Serments. Mais comme sa dirigeante, l’ancienne Chaire d’Amyrlin avait choisi de ne plus mentir.

— Quoi qu’il en soit, maugréa Egwene, je pensais que le temps d’étudier mes réactions était révolu.

— Il ne le sera jamais, Mère. Tous les gens que tu rencontreras s’essaieront à ce petit jeu. Il faut te préparer aux surprises. À tout moment, quelqu’un peut t’en jeter une à la figure pour tester tes réflexes ou tes réactions.

— Merci de tes efforts, mais je le sais depuis longtemps…

— Vraiment ? Voilà une phrase qui aurait pu sortir des lèvres d’Elaida.