Выбрать главу

— Là, c’est injuste ! s’écria Egwene.

— Tu peux le prouver ? lança Siuan.

Egwene se força au calme. Siuan avait raison. L’arrogance ne menait à rien. Mieux valait écouter un conseil – surtout quand il promettait d’être bon – que pleurnicher à tout bout de champ…

— Tu parles d’or, comme toujours. (Elle tira sur sa robe, chassant les plis du tissu et faisant un gros effort pour effacer la frustration de ses traits.) Donne-moi plus de détails sur Gawyn.

— Je n’en ai pas, répondit Siuan, sincère. J’aurais dû t’annoncer ça hier, mais notre rencontre a été… abrégée.

Désormais, les deux femmes se voyaient plus souvent – chaque nuit, depuis l’incarcération d’Egwene. La veille, quelque chose avait réveillé Siuan au milieu de leur conversation.

Une bulle maléfique dans le camp… Des tentes soudain vivantes qui semblaient vouloir étrangler tout le monde. Il y avait eu trois victimes, dont une sœur.

— De toute façon, continua Siuan, Gawyn n’a pas été très loquace. Je crois qu’il est venu après avoir appris ta capture. Après une arrivée en fanfare, il reste pour l’essentiel dans le poste de commandement de Bryne et il rend régulièrement visite aux Aes Sedai. À l’évidence, il a une idée en tête. Et il parle très souvent avec Romanda ou Lelaine.

— C’est… surprenant.

— Pas tant que ça, puisqu’elles détiennent l’autorité dans le camp. Sauf quand Sheriam et les autres parviennent à s’imposer, mais c’est très rare. Sans toi, les choses ont mal tourné. Le camp a besoin d’une dirigeante. En réalité, nous crevons d’impatience d’en avoir une, comme un pêcheur affamé attend que ça morde enfin. Les Aes Sedai sont des femmes d’ordre, faut-il croire. C’est…

Siuan se tut. Très probablement, elle était sur le point de tarabuster de nouveau Egwene pour qu’elle consente à s’enfuir. Regardant sa dirigeante du coin de l’œil, elle hésita puis reprit :

— Pour résumer, nous serons ravies quand tu reviendras, Mère. Plus longtemps tu resteras ici, et plus les factions se renforceront. On voit presque la ligne de démarcation au milieu du camp. Romanda d’un côté, Lelaine de l’autre, et une minorité de plus en plus réduite qui refuse de prendre parti.

— Nous ne pouvons pas nous permettre un nouveau schisme, dit Egwene. Pas dans nos rangs. Il faut nous montrer plus fortes qu’Elaida.

— Au moins, modéra Siuan, nos clivages ne se répartissent pas par Ajah.

— Des coteries et des ruptures, dit Egwene en se levant. Des luttes internes et des chamailleries. Nous valons mieux que ça, Siuan. Annonce aux représentantes que je veux leur parler. Disons dans deux jours. Nous, on se reverra demain.

— Compris…, fit Siuan, dubitative.

— Tu penses que ce n’est pas sage ?

— Non… Je m’inquiète de la pression que tu t’imposes. La Chaire d’Amyrlin doit apprendre à économiser ses forces. À ton poste, certaines femmes ont échoué alors qu’elles avaient tout pour devenir de grandes dirigeantes. Mais elles n’ont pas su se ménager, courant sans cesse alors qu’il aurait fallu marcher.

Egwene s’abstint de dire que Siuan, pendant son règne écourté, avait passé son temps à courir plus vite que le vent – au risque de se briser la nuque. Mais ne correspondait-elle pas à sa description ? N’avait-elle pas eu tout pour réussir, à part la patience ?

Après tout, qui pouvait mieux qu’elle parler de ces lacunes ? Très certainement, elle leur devait sa chute finale.

— J’apprécie ton conseil, ma fille. Mais crois-moi, il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Je passe mes journées seule, avec de temps en temps des volées de coups pour les épicer un peu. Les rencontres nocturnes m’aident à survivre…

Egwene frémit puis détourna la tête. Comme Siuan, elle sonda la rue déserte, de l’autre côté de la vitrine.

— Ta captivité est dure à supporter ?

— La cellule est assez étroite pour que je touche les murs en tendant les bras. Et elle n’est pas bien longue non plus. Quand je m’étends, il faut que je plie les genoux… Impossible de me tenir debout, car le plafond est trop bas. Quant à m’asseoir, c’est une torture, parce qu’on ne me guérit plus après les « séances ». En plus, la paille est vieille, et elle me donne des démangeaisons. Avec une porte si épaisse, les fissures ne laissent pas passer beaucoup de lumière. Je ne savais pas qu’on trouvait des trous à rats pareils à la tour. Quand je serai la seule Chaire d’Amyrlin, on arrachera la porte de ces cellules, puis on les scellera avec des briques et du mortier.

— Je m’en assurerai, promit Siuan.

Baissant les yeux sur son corps, Egwene, embarrassée, s’avisa que sa robe s’était transformée en un cadin’sor de Promise – la totale, avec les lances et l’arc accroché dans son dos. À la hâte, elle revint à sa tenue précédente.

— Plus personne ne devra être détenu ainsi. Pas même…

Egwene se tut et Siuan fronça les sourcils.

— Que se passe-t-il ?

— Rien… Une idée m’a traversé l’esprit. C’est ça que Rand a enduré ! Non, ce devait être encore pire. D’après ce qu’on dit, sa caisse était encore plus petite que ma cellule. Et moi, au moins, je peux passer une partie de la soirée à converser avec toi. Lui, il n’avait personne. Et il ne pouvait pas se raccrocher à l’idée qu’il encaissait des coups pour une juste cause.

Veuille la Lumière que l’épreuve d’Egwene dure moins longtemps que celle de Rand. Son emprisonnement remontait à quelques jours seulement.

Siuan ne fit pas de commentaires.

— Oui, moi, j’ai Tel’aran’rhiod. Le jour, je suis prisonnière, mais la nuit, mon esprit est libre. Et chaque heure que je passe en captivité est une nouvelle preuve que la volonté d’Elaida n’a pas force de loi. Elle ne parvient pas à me briser, et elle perd le soutien de beaucoup de sœurs. Crois-moi, Siuan.

L’ancienne dirigeante hocha la tête.

— Comme tu voudras, alors. (Siuan se leva.) C’est toi la Chaire d’Amyrlin.

— Bien sûr que c’est moi, fit Egwene, comme si ça allait de soi.

— Non, Egwene, insista Siuan, ça vient du cœur.

Surprise, la jeune dirigeante se retourna.

— Tu as toujours cru en moi.

Voyant l’air dubitatif de Siuan, Egwene rectifia :

— Enfin, presque depuis le début…

— J’ai toujours cru que tu avais un potentiel, corrigea Siuan. Eh bien, tu l’as réalisé. En grande partie, en tout cas. Largement suffisante… Quelle que soit la fin de cette affaire, tu as déjà prouvé une chose. Ton poste, tu le mérites ! Petite, tu deviendras peut-être la plus grande Chaire d’Amyrlin qu’on ait vue de ce côté de l’empire d’Artur Aile-de-Faucon. Franchement, pour moi, ce n’est pas facile à admettre, comme tu t’en doutes.

Egwene prit les mains de Siuan et sourit. Débordante de fierté, l’ancienne dirigeante en avait presque les larmes aux yeux.

— Voyons, tout ce que j’ai fait, c’est finir en prison !

— Mais tu l’as fait comme une vraie Chaire d’Amyrlin. Bon, il va falloir que je rentre. Tout le monde ne peut pas passer la journée à se reposer, comme toi.

Avec une moue navrée, Siuan dégagea ses mains.

— Pourrais-tu lui dire que… ?

— Non, pas question d’entrer dans ce jeu-là.

Siuan pointa un index sur Egwene. Alors qu’elle venait de souligner son envergure de dirigeante, comment pouvait-elle lui demander ça ?

— J’ai donné ma parole, et je préférerais me faire vider comme un poisson plutôt que de la violer.

— Même en rêve, fit Egwene, je n’essaierai pas de t’y forcer.

Remarquant que la silhouette floue de Siuan arborait à présent un ruban rouge dans les cheveux, la Chaire d’Amyrlin réprima un sourire.

— Alors, à demain, mon amie.

Siuan acquiesça. Puis elle s’assit, ferma les yeux et disparut lentement du Monde des Rêves.