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Hésitante, Egwene regarda autour d’elle. En toute logique, il était temps de revenir à ses songes normaux, histoire de laisser son esprit reprendre des forces. Mais agir ainsi, c’était approcher du moment de son réveil – pour retrouver son trou à rats et ses ténèbres suffocantes.

Pourquoi ne pas rester un peu plus longtemps en Tel’aran’rhiod ? Par exemple en allant rendre visite à Elayne dans ses songes, histoire de convenir d’un rendez-vous.

Non, ça prendrait trop de temps, même si Elayne réussissait à faire fonctionner son ter’angreal onirique. Ces dernières semaines, elle y parvenait rarement.

La boutique de cordonnier disparaissant autour d’elle, Egwene sortit de Tar Valon…

… Et se retrouva dans le camp des rebelles. Son camp ! Un choix très dangereux. Si des Suppôts ou des Rejetés rôdaient dans le Monde des Rêves, ils pouvaient parfaitement s’intéresser à ce site. Pour y glaner des informations, comme Egwene elle-même, quand elle s’introduisait dans la version onirique du bureau d’Elaida, pour en apprendre plus sur ses plans.

Mais Egwene avait besoin de revoir ce camp. Pourquoi ? Elle s’en fichait. Écouter son instinct lui suffisait.

Véritables bourbiers, les « rues » du camp étaient labourées par les roues des chariots. Naguère un terrain vague, le site investi par les Aes Sedai avait été transformé en… Eh bien, quelque chose de différent…

Un camp militaire, en partie, puisque les soldats étaient cantonnés tout autour du fief des sœurs. Une sorte de ville aussi, même si aucune cité n’avait jamais eu pour habitants un tel aréopage d’Aes Sedai, de novices et d’Acceptées. En ce sens, l’endroit était aussi un monument dédié à la faiblesse de la Tour Blanche.

Egwene marchait dans l’artère principale du camp, où les mauvaises herbes avaient été piétinées jusqu’à se fondre dans la boue, celle-ci étant compactée puis lissée jusqu’à ressembler à une route. Des passages en bois la flanquaient, et des tentes se dressaient à perte de vue à droite et à gauche. Comme d’habitude, il n’y avait personne, à part, de temps en temps, l’éphémère silhouette d’un simple dormeur égaré dans le Monde des Rêves.

Du coin de l’œil, Egwene aperçut une femme en robe verte. À la qualité du vêtement, c’était peut-être une Aes Sedai. Mais il pouvait aussi s’agir d’une servante en train de rêver qu’elle était une reine.

Une autre femme – en blanc, cette fois. Les cheveux filasse, elle était bien trop vieille pour être une novice. Enfin, elle l’aurait été à une autre époque. Aujourd’hui, ça ne comptait plus. Tant mieux. De tout temps, le registre des novices aurait dû être ouvert à chaque femme susceptible de canaliser. Devenue trop faible, la Tour Blanche ne pouvait plus se permettre de faire la fine bouche.

Les deux femmes se volatilisèrent en un clin d’œil. Peu de dormeurs normaux s’attardaient en Tel’aran’rhiod. Pour le faire, il fallait avoir un don particulier, comme Egwene, ou détenir un ter’angreal tel que celui utilisé par Siuan.

Il existait une troisième option. Être piégé dans un cauchemar éveillé. La Lumière en soit louée, il n’y avait aucun intrus de ce genre ce soir.

Si vide, le camp paraissait étrange. Au fil du temps, Egwene avait fini par ne plus s’inquiéter de l’absence radicale d’êtres humains dans le Monde des Rêves. Mais avec ce camp, c’était un peu différent… Désert, il ressemblait à un cantonnement abandonné parce que tous les soldats étaient tombés au champ d’honneur. Vide, certes, mais encore là pour célébrer, tel un étendard en berne, la vie de ses anciens occupants.

Au milieu de cette voie, avec des tentes des deux côtés, Egwene eut la sensation de voir le clivage dont Siuan lui avait parlé.

Les gens retirés de l’équation, la Chaire d’Amyrlin des rebelles distinguait mieux ce qu’on pouvait appeler une ligne de démarcation. Depuis le début, elle accusait Elaida d’être coupable du schisme et de la guerre des Ajah, mais ses propres Aes Sedai, il fallait le reconnaître, étaient également très proches de l’implosion. Certes, dès qu’il y avait trois sœurs quelque part, deux s’alliaient contre la troisième… Que ces femmes planifient et préparent n’avait rien de gênant en soi. En revanche, qu’elles regardent leurs rivales comme des ennemies était désastreux.

Comme trop souvent, Siuan ne se trompait pas. Egwene ne pouvait plus compter sur un fantasme de réconciliation heureuse. Qu’arriverait-il si la Tour Blanche ne renversait pas Elaida ? Que faudrait-il faire si l’abîme entre les Ajah ne se comblait jamais ? Entrer en guerre ?

Il y avait une autre option, et personne ne l’évoquait. Se consacrer en permanence à la réconciliation, certes, mais, en secret, fonder une seconde Tour Blanche. Ça impliquerait d’entériner la désunion des Aes Sedai, et peut-être pour toujours…

À cette idée, Egwene frémit. Sa peau la démangea, comme si elle se rebellait contre cette idée.

Mais que faire si elle n’avait pas d’autre choix ? Dès qu’elle étudiait les ramifications, elle les trouvait terrifiantes. Comment encourager la Famille et les Matriarches à se rallier aux Aes Sedai si ces dernières n’étaient pas unies ?

Si les deux Tours Blanches devenaient ennemies, chaque Chaire d’Amyrlin cherchant à utiliser les divers royaumes à ses propres fins, qu’en penseraient les rois et les reines ? Amis comme ennemis perdraient tout respect pour les Aes Sedai. Alors, les têtes couronnées commenceraient peut-être à ouvrir des centres de formation pour les femmes capables de canaliser.

Tandis que les rabats des tentes, sur ses deux flancs, étaient ouverts puis fermés la seconde d’après – l’étrange fluctuation permanente du Monde des Rêves –, Egwene mobilisa toute sa volonté. Du coup, l’étole de sa fonction se matérialisa sur ses épaules – trop lourde, comme si elle était tissée avec du fil de plomb.

Elle convaincrait les Aes Sedai de l’autre tour, qui finiraient par se rallier à elle. Elaida tomberait !

Et si elle ne tombait pas ? Eh bien, Egwene ferait ce qui s’imposerait pour protéger le monde et ses habitants lorsque commencerait Tarmon Gai’don.

Elle quitta le camp, les tentes, les rues désertes et leurs ornières. Alors que tout ça disparaissait, elle se demanda où son esprit allait l’emmener, cette fois. Errer ainsi dans le Monde des Rêves, en vagabondant au gré de sa fantaisie, était très dangereux. Mais ça pouvait aussi être enrichissant. À cette heure, elle ne cherchait pas un objet, mais du savoir. Que voulait-elle comprendre ? Qu’avait-elle besoin de voir ?

Un nouveau décor remplaça le précédent. Au milieu d’un petit camp, des flammes crépitaient dans une fosse à feu, une fine colonne de fumée montant vers le ciel. Très étrange, ça. En général, les feux étaient trop fugaces pour se refléter dans le Monde des Rêves. En fait, malgré la fumée et la lueur orange qui réchauffait les galets disposés sur le périmètre de la fosse, il n’y avait pas de véritables flammes.

Egwene leva les yeux vers le ciel noir et orageux. La tempête silencieuse qui y faisait rage n’était pas normale pour Tel’aran’rhiod. Ces derniers temps, elle était devenue si commune qu’Egwene ne la remarquait plus. En outre, pouvait-on qualifier quoi que ce soit de « normal », en ce lieu ?

Surprise, Egwene remarqua qu’il y avait autour d’elle un cercle de roulottes vertes, rouges, orange et jaunes. Étaient-elles là quelques secondes plus tôt ?

Dans une forêt de trembles fantomatiques, Egwene se trouvait au cœur d’une grande clairière. Sur tout le périmètre, dans d’épaisses broussailles, des feuilles et des vrilles entrelacées se tendaient comme des doigts. Sur sa droite, une route envahie par la végétation serpentait entre les arbres.