Les roulottes aux couleurs criardes formaient effectivement un cercle autour du feu. Semblables à de grosses boîtes roulantes, ces véhicules étaient munis d’un toit et de cloisons, comme des bâtiments miniatures. En Tel’aran’rhiod, les animaux n’avaient pas de reflets, mais des assiettes, des gobelets et des couverts apparaissaient autour de la fosse ou sur les bancs des roulottes. La seconde d’après, comme de juste, ils se volatilisaient.
C’était un camp de Zingari. Les Tuatha’an… Mais pourquoi être venue là ? Faisant le tour de la fosse à feu, Egwene étudia les roulottes. Sur toutes, la peinture était récente, sans craquelures ni souillures. Cette caravane était bien plus modeste que celle qu’elle avait vue avec Perrin, une éternité plus tôt, mais elle lui inspirait le même sentiment. Croyant entendre le son des flûtes et des tambours, Egwene n’eut aucun mal à imaginer que les ombres projetées par le feu étaient celles d’hommes et de femmes en train danser.
Avec un ciel si sombre et toutes les mauvaises nouvelles que charriaient les vents, les Tuatha’an faisaient-ils encore la fête ? Dans un monde qui se préparait à la guerre, quelle place restait-il pour eux ? Du Paradigme de la Feuille, les Trollocs n’en auraient rien à faire. Ces Gens de la Route tentaient-ils de fuir l’Ultime Bataille ?
Egwene s’assit sur le marchepied latéral d’une roulotte, orientée pour qu’elle puisse contempler les flammes. Un moment, elle laissa sa robe devenir une simple tenue de laine verte de Champ d’Emond. La copie de celle qu’elle portait, ce fameux jour avec Perrin.
Les yeux rivés sur des flammes qui n’existaient pas, elle s’immergea dans sa mémoire et réfléchit. Qu’étaient donc devenus Aram, Raen et Ila ? Très probablement, ils se trouvaient en sécurité dans un camp comme celui-là, attendant de voir à quoi ressemblerait le monde après Tarmon Gai’don. À l’évocation de ces jours où elle avait dansé et fait la coquette avec Aram, sous le regard désapprobateur de Perrin, Egwene sourit. Des temps bien plus faciles qu’aujourd’hui ! Encore que… Pour les Zingari, les temps semblaient toujours faciles…
Oui, Aram et les autres devaient sûrement danser. Et ils continueraient jusqu’à ce que la Trame se consume, qu’ils aient ou non trouvé leur chanson. Même chose si les Trollocs ravageaient le monde ou si Rand al’Thor le détruisait.
Egwene avait-elle perdu de vue les choses simples qui étaient au fond les plus précieuses ? Pourquoi luttait-elle si âprement pour sauver la Tour Blanche ? Pour le pouvoir ? Par fierté ? Ou parce qu’elle croyait vraiment que c’était bon pour le monde ?
Dans ce combat, allait-elle s’assécher peu à peu ? Comme Ajah, elle avait choisi le Vert et non le Bleu – enfin, elle aurait choisi, plutôt. Pas seulement parce qu’elle aimait la façon dont les sœurs vertes se dressaient toujours, prêtes à combattre. À ses yeux, les sœurs bleues étaient trop focalisées sur un domaine. La vie, lui semblait-il, était plus compliquée qu’une unique cause. La vie, c’était le royaume du rêve, des rires et de la danse.
La vie, quoi…
Gawyn était dans le camp. Aux autres sœurs, Egwene disait préférer l’Ajah Vert à cause de sa détermination sans faille – l’Ajah Guerrier. Mais une part secrète d’elle-même, plus honnête, reconnaissait que Gawyn n’était pas pour rien dans cette décision. Dans l’Ajah Vert, épouser son Champion n’avait rien d’extraordinaire. Un jour, Egwene aurait Gawyn comme Champion. Et comme époux.
Elle aimait cet homme et elle le lierait à elle. S’ils comptaient moins que le sort du monde, les élans de son cœur restaient importants.
Egwene se leva et se vêtit de nouveau de la robe blanc et argent d’une Chaire d’Amyrlin. Faisant un pas en avant, elle laissa le camp des Zingari disparaître autour d’elle…
… Et se retrouva devant la Tour Blanche. Levant les yeux, elle les laissa remonter lentement le long de la délicate et pourtant puissante flèche immaculée. Alors que le ciel était noir comme de l’encre, la tour projetait quand même une ombre qui s’abattait directement sur Egwene. Une sorte de vision ?
Face à la Tour Blanche, la jeune femme aurait juré être une naine. Elle sentait aussi le poids de l’édifice, comme si c’était elle qui lui permettait de tenir debout. Les mains plaquées sur la façade, elle l’empêchait de se fissurer puis de s’écrouler.
Egwene resta un long moment ainsi, sous le ciel tourmenté, l’ombre de la Tour Blanche – une flèche parfaite – l’écrasant de plus en plus. Soudain, elle leva les yeux vers le sommet et se demanda s’il était temps de laisser s’effondrer tout ça. Une décision difficile à prendre…
Non… Pas encore… Quelques jours de plus…
Egwene ferma les yeux puis les rouvrit… sur des ténèbres. Dans son corps, la douleur se déversa, insupportable. Son postérieur à vif à force de coups de ceinture, ses membres douloureux parce qu’ils ne se dépliaient jamais dans sa cellule. Une odeur de paille pourrie et de moisissure montant à ses narines, la captive comprit que son nez, s’il n’avait pas été accoutumé, lui aurait transmis aussi la puanteur de son corps sale et négligé.
Egwene étouffa un gémissement. Hors de la cellule, des sœurs la maintenaient sous un bouclier. Pas question qu’elles l’entendent se plaindre ou seulement geindre.
Dans son trou à rats, la jeune femme se releva à demi et tira sur sa robe – la tenue de novice qu’elle portait au dîner d’Elaida. Les manches étaient couvertes de sang séché qui se craquelait chaque fois qu’elle bougeait, frottant contre sa peau.
Comme d’habitude, elle crevait de soif. Délibérément, on ne lui donnait jamais assez d’eau. Mais elle ne se plaignait jamais. Pas de cris, de larmes ni d’implorations. Malgré la douleur, elle se força à s’asseoir et sourit amèrement quand la souffrance faillit lui arracher un grognement. Après avoir croisé les jambes, elle s’adossa au mur et, l’un après l’autre, étira les muscles de ses épaules. Ensuite, elle bascula sur le dos et leva les jambes, les étirant au maximum malgré leurs protestations. Autant que possible, elle devait rester souple. La douleur ? Rien d’important, comparé au sort que risquait de subir la Tour Blanche.
Elle se rassit, recroisa les jambes et prit de grandes inspirations en se répétant qu’elle voulait être prisonnière dans cette cellule. Elle pouvait s’évader si ça lui chantait, mais elle restait pour miner le pouvoir d’Elaida. En ne fuyant pas, elle démontrait que certaines sœurs ne pliaient pas l’échine, refusant d’accepter sans broncher le naufrage de la Tour Blanche. Cette incarcération avait un sens.
Répéter ces mots en boucle aidait à vaincre la panique qui la submergeait à l’idée de devoir passer un jour de plus dans ce trou. Sans ses escapades nocturnes, aurait-elle tenu le coup ?
De nouveau, elle pensa au pauvre Rand, enfermé dans sa caisse. Au moins, ils avaient une expérience en commun, désormais. Un lien qui allait au-delà d’une enfance passée sur le territoire de Deux-Rivières. Tous les deux, ils avaient subi les punitions d’Elaida. Sans être brisés.
Rien d’autre à faire qu’attendre… Autour de midi, on viendrait la chercher pour la torturer.
Ce n’était plus Silviana qui se chargeait de la tabasser. Pour les sœurs rouges contraintes de passer la journée dans un couloir miteux, se défouler sur une prisonnière semblait une juste récompense.
Après la séance, on la ramènerait dans sa cellule où l’attendrait une portion insipide de gruau. Jour après jour, ça ne changeait pas. Pourtant, elle ne craquerait pas – surtout tant qu’elle pourrait passer ses nuits dans le Monde des Rêves. Des nuits qui, en réalité, devenaient ses véritables journées, alors que les longues heures passées dans sa cellule étaient ses nuits. Ça aussi, elle devait se le répéter.