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Trouver assise sur son lit une sœur qui buvait une infusion et qui vous regardait avec des yeux qui, de tout temps, avaient semblé en avoir vu plus que n’importe quels autres. Quelle meilleure couverture que l’identité d’une banale sœur marron sous-estimée par toutes ses collègues à cause de sa distraction d’érudite ?

— C’est une excellente infusion, dit Verin. Quand tu reverras Laras, remercie-la de ma part de m’en avoir fourni. Elle prétendait en avoir une réserve pas pourrie, mais je ne l’ai pas crue. Ces derniers temps, on se méfie de tout, pas vrai ?

— Laras est un Suppôt des Ténèbres ? s’étrangla Egwene.

— Non, bien sûr que non ! Elle est beaucoup de choses, mais pas ça. Tu trouveras plus facilement un Fils de la Lumière disposé à épouser une Aes Sedai qu’une Laras prête à jurer fidélité au Grand Seigneur. Une femme extraordinaire ! Avec un nez infaillible en matière d’infusion.

— Que vas-tu me faire ? demanda Egwene, se forçant à garder son calme.

Si Verin avait voulu la tuer, ç’aurait été déjà fait. Donc, elle voulait l’utiliser, et ça, c’était une bonne nouvelle. Egwene aurait tôt ou tard une ouverture pour s’enfuir ou pour retourner la situation. Cela dit, ça tombait vraiment mal.

— Pour commencer, je vais te demander de t’asseoir. Ensuite, je t’offrirai bien à boire, mais je doute que tu veuilles goûter mon infusion.

Réfléchis, Egwene ! s’exhorta la Chaire d’Amyrlin des rebelles.

Appeler à l’aide aurait été inutile. En l’absence des harpies rouges, seules des novices auraient entendu… Pour une fois qu’elle n’avait personne sur le dos ! Et voilà qu’elle le regrettait.

De toute façon, si elle criait, Verin la ligoterait et la bâillonnerait avec des flux d’Air. Et si des novices accouraient quand même, elles seraient à la merci de la sœur noire.

Egwene tira l’unique tabouret de sa chambre et s’assit en face de Verin. Son postérieur meurtri s’insurgea, mais elle n’avait pas de coussin.

La cellule était paisible, froide et sans âme – normal, après avoir été inoccupée pendant quatre jours.

En quête d’une façon de s’en tirer, Egwene dut se rendre à l’évidence. Il n’y en avait pas.

— Je dois te féliciter pour ce que tu as fait ici, ma fille. Même si j’ai décidé de ne pas m’impliquer, j’ai suivi de loin les grotesques affrontements entre les factions de sœurs. Continuer mes recherches et garder un œil sur le jeune al’Thor était beaucoup plus important. Ce garçon est sacrément fougueux et je m’inquiète pour lui. Tu sais je ne suis pas sûre qu’il comprenne comment raisonne le Grand Seigneur. Tous les êtres maléfiques ne sont pas aussi transparents que les Élus. Enfin, les Rejetés, comme on les appelle dans l’autre camp.

— Transparents, les Rejetés ?

— Par comparaison, oui… (Verin sourit et se réchauffa les mains en serrant sa tasse.) Les Élus sont une bande de gosses chamailleurs. Chacun essaie de crier plus fort que les autres pour attirer l’attention de leur père. Savoir ce qu’ils veulent est un jeu d’enfant. Le pouvoir sur les autres marmots, pour prouver qu’ils sont importants. Je suis convaincue que ce ne sont pas l’intelligence, l’habileté ou les compétences qui caractérisent les Élus. Ils n’en sont pas dépourvus, mais le trait essentiel, chez eux, c’est l’égoïsme. C’est cette « qualité » que le Grand Seigneur cherche chez ses principaux lieutenants.

Egwene n’en crut pas ses oreilles. Était-elle vraiment en train de discuter des Rejetés avec une sœur noire ?

— Pourquoi privilégierait-il cette qualité ?

— Parce que ça rend ses sbires prévisibles. Un outil dont on connaît par avance le fonctionnement est bien plus utile qu’un instrument qui fait n’importe quoi. En outre, quand des lieutenants luttent les uns contre les autres, seuls les plus forts survivent. Honnêtement, je ne suis pas sûre d’avoir la bonne réponse. Alors que les Élus sont prévisibles, le Grand Seigneur ne l’est pas du tout. Après des années d’observation, je ne sais toujours pas ce qu’il veut, ni pourquoi il le veut. Mais j’ai une certitude : cette bataille ne sera pas livrée comme le croit al’Thor.

— Quel rapport avec moi ? demanda Egwene.

— Presque aucun, admit Verin avec un petit mouvement de tête. La digression, c’est mon péché mignon. Inexcusable quand on a si peu de temps. Il faudrait que je me corrige.

Verin ressemblait toujours à l’agréable érudite de l’Ajah Marron. Depuis toujours, Egwene pensait que les sœurs noires étaient différentes.

— Bon, continua Verin, nous parlions de ce que tu as fait ici. En arrivant, je craignais de te trouver encore avec tes fichues rebelles. Imagine ma surprise quand j’ai découvert que tu t’étais infiltrée dans le fief d’Elaida, convainquant la moitié de son Hall de lui tourner le dos. Tu as mécontenté certaines de mes… associées. Elles ne te félicitent pas, tu peux me croire.

— Verin, je…, commença Egwene. Pourquoi… ?

— Nous n’avons pas le temps !

Verin se pencha en avant. Soudain, quelque chose en elle changea. Si elle restait la femme âgée et parfois maternelle qu’avait connue Egwene, une dimension s’ajoutait aux autres : la détermination. Quand elle eut accroché le regard d’Egwene, celle-ci en frémit de surprise. Était-ce vraiment la même personne ?

— Merci d’avoir supporté les radotages d’une vieille femme, dit-elle. J’ai adoré notre conversation autour d’une tasse d’infusion. Mais il y a certaines choses que tu dois connaître. Il y a des années, j’ai dû prendre une décision. Pour résumer, je pouvais jurer fidélité au Ténébreux ou révéler que je n’avais jamais voulu ni même envisagé de le faire. Dans le second cas, j’aurais été exécutée.

» Une autre sœur aurait peut-être trouvé un moyen de s’en sortir. Beaucoup d’entre elles, j’en suis certaine, auraient opté pour la mort. Moi, j’ai tenu ce dilemme pour une chance.

» On a rarement l’occasion d’étudier un monstre de l’intérieur et de voir ce qui fait couler son sang. De découvrir à quoi sont reliées les artères et les veines. Une expérience extraordinaire.

— Un instant ! s’écria Egwene. Tu as rejoint l’Ajah Noir pour l’analyser ?

— Non, pour sauver ma peau. Figure-toi que je m’aime bien, même si Tomas me taquine tout le temps avec mes cheveux blancs. Mais après ce ralliement forcé, j’ai saisi l’occasion d’en apprendre plus sur nos ennemies.

— Tomas… Il sait ce que tu as fait ?

— Il était un Suppôt des Ténèbres, mon enfant. En quête d’un moyen de s’enfuir. Mais il n’y en a pas vraiment, une fois que le Grand Seigneur tient quelqu’un entre ses griffes. En revanche, il y a toujours une façon de lutter et de se racheter. J’ai offert cette possibilité à Tomas, et je crois qu’il m’en a été reconnaissant.

Egwene essaya de récapituler. Verin était bien un Suppôt, et en même temps, elle n’en était pas un.

— Tu as dit : « qu’il m’en a été reconnaissant ». Pourquoi parler de lui au passé ?

Avant de répondre, Verin but une autre gorgée d’infusion.

— Les serments qu’on prête au Grand Seigneur sont très particuliers. Et quand ils sont prononcés par une personne capable de canaliser, ils deviennent des liens impossibles à briser. On peut tromper d’autres Suppôts, voire se retourner contre les Élus si on a de bonnes raisons. Mais il est impossible d’être déloyal au Grand Seigneur. Pareillement, impossible de trahir son camp au bénéfice de gens extérieurs. Oui, les serments sont particuliers. Hautement particuliers, même. (Verin chercha le regard d’Egwene.) J’ai juré d’être fidèle au Ténébreux et de garder mes secrets jusqu’à l’heure de ma mort. Voilà ce que j’ai promis. Tu comprends ?