Egwene baissa les yeux sur la tasse encore fumante de Verin.
— Du poison ?
— Il faut une infusion très spéciale pour rendre buvable la racine-aspic. Comme je l’ai déjà dit, remercie Laras pour moi.
Egwene ferma les yeux. Nynaeve avait mentionné ce poison devant elle. Pour tuer, une goutte suffisait. Une mort rapide et paisible, environ une heure après ingestion de la substance.
— Une curieuse faille dans ces serments, dit Verin. Permettre à quelqu’un de trahir quand sa dernière heure approche. Je me demande si le Grand Seigneur est au courant. N’obstruerait-il pas cette brèche ?
— Il ne la juge peut-être pas menaçante, avança Egwene. (Elle ouvrit les yeux.) Après tout, quel Suppôt se suiciderait pour faire avancer la cause du bien ? Ce n’est pas le genre de chose qu’on attend de monstres pareils.
— Tu as peut-être raison, admit Verin en posant sa tasse à côté d’elle. Je ne saurais trop t’inciter à prendre toutes les précautions avec cette infusion, mon enfant.
— Ainsi, c’est fini pour toi ? Et qu’en est-il de Tomas ?
— Nous nous sommes dit adieu. Il passe sa dernière heure en famille.
Egwene secoua la tête, bouleversée par une telle tragédie.
— Tu es venue me voir pour te confesser puis mourir en guise de rédemption ?
— Rédemption ? Ce n’est pas si facile à gagner, petite. La Lumière sait que j’en ai fait assez pour mériter une forme spéciale de rédemption. Mais le jeu en valait la chandelle. Vraiment ! Ou est-ce plutôt une consolation dont je me suis persuadée ?
De sous la couverture pliée d’Egwene, Verin tira un paquet soigneusement ficelé. Quand elle eut dénoué les lanières, la sœur marron brandit deux objets – des livres reliés de cuir. L’un était assez grand, comme un ouvrage de référence, mais ne portait pas de titre sur sa couverture rouge. L’autre était un petit ouvrage bleu. Tous les deux semblaient un peu usés, après avoir été trop souvent consultés.
Verin tendit les livres à Egwene. Non sans hésiter, celle-ci les prit, le rouge dans la main droite et le bleu dans la gauche. Après avoir éprouvé le cuir lisse du bout des index, elle regarda Verin, le front plissé.
— Dans l’Ajah Marron, dit Verin, chaque femme rêve de produire quelque chose qui lui survivra. Des recherches ou une étude qui aient un sens profond. Les autres sœurs nous accusent souvent d’ignorer le monde. À les en croire, nous regardons toujours en arrière. Eh bien, c’est faux. Si nous sommes distraites, c’est parce que nous regardons loin devant nous, au contraire. Et tout ce que nous savons, nous vous le laissons en héritage. Les autres Ajah luttent pour rendre le présent meilleur. Nous, c’est le futur qui nous intéresse.
Egwene posa l’ouvrage bleu et ouvrit le rouge. Sur les pages, elle reconnut la petite écriture efficace et nette de Verin. Aucune phrase n’avait de sens. Du charabia.
— Le livre bleu est la clé du code, expliqua Verin. Avec, tu pourras déchiffrer le rouge. L’œuvre de ma vie, petite.
— Qui contient quoi ? demanda Egwene, même si elle se doutait de la réponse.
— Des noms, des lieux et des explications. Tout ce que j’ai appris sur eux. Sur l’Ajah Noir et les chefs des Suppôts. Les prophéties qu’ils tiennent pour vraies, les buts et les motivations de chaque faction. Avec en annexe une liste de toutes les sœurs noires que je connais.
— Toutes les sœurs ?
— Non, certaines ont dû m’échapper. Mais je pense en avoir démasqué beaucoup. La majorité, même. Crois-moi, Egwene, quand j’ai mordu un os, je ne le lâche pas.
Stupéfiée, Egwene baissa les yeux sur le livre. Incroyable ! Un trésor supérieur à toutes les salles du coffre des rois. Et aussi précieux que le Cor de Valère.
La Chaire d’Amyrlin des rebelles releva les yeux. Des larmes en perlant, elle imagina une vie entière passée avec les sœurs noires, sans cesser de les observer et de tout graver dans sa mémoire. Une œuvre titanesque pour le bien de tous.
— Ne t’apitoie pas sur moi, dit Verin. (Elle pâlissait à vue d’œil.) Nos ennemis ont infiltré tant d’agents parmi nous, tels des vers qui rongent un fruit de l’intérieur. J’ai pensé qu’on devait leur rendre la pareille. Ce défi vaut bien la vie d’une femme. Peu de gens ont eu la chance de léguer au monde un travail aussi utile. Nous cherchons toutes à changer l’avenir, Egwene. J’ai une bonne chance d’avoir réussi.
Verin inspira à fond et porta une main à sa tête.
— Eh bien, ça agit vraiment vite… Il me reste une chose à te dire. Ouvre de nouveau le livre rouge.
Egwene obéit et découvrit une fine lanière de cuir lestée d’un peu d’acier. Un marque-page, mais plus long que la moyenne.
— Enroule-le autour du livre, marque la page que tu veux puis pose les deux extrémités sur la couverture.
Egwene choisit une page au hasard et referma le livre rouge. Ayant compris où Verin voulait en venir, elle posa le bleu dessus puis refit le paquet tel que Verin le lui avait montré. Remarquant que les lests, aux deux bouts de la lanière, étaient faits pour s’encastrer l’un dans l’autre, elle les connecta.
Aussitôt, les ouvrages disparurent.
Egwene écarquilla les yeux. Elle sentait toujours le poids des livres, dans ses mains, mais elle ne les voyait plus.
— Ça fonctionne seulement avec les livres, dit Verin en bâillant. Durant l’Âge des Légendes, quelqu’un devait tenir à dissimuler son journal intime.
La sœur marron sourit, mais elle était blafarde, à présent.
— Merci, Verin, dit Egwene en défaisant le « paquet » à l’aveugle. (Les deux ouvrages réapparurent.) J’aurais aimé que ça se termine autrement…
— J’avoue que le poison n’était pas mon premier plan… La mort ne me tente pas, et j’ai encore des choses à faire. Par bonheur, j’ai pu mettre tout ça en mouvement, au cas où je ne reviendrais pas. Ces… projets se feront sans moi. Cela dit, mon plan préféré était de subtiliser le Bâton des Serments afin d’essayer de me libérer du Grand Seigneur. Mais cet artefact est introuvable, semble-t-il…
Saerin et les autres, pensa Egwene. Elles ont dû l’emprunter de nouveau.
— Je suis désolée, Verin.
— Ça n’aurait peut-être pas fonctionné, de toute façon.
Verin s’allongea et glissa l’oreiller sous sa tête.
— Le protocole des serments prêtés au Grand Seigneur est lui aussi très particulier. J’aurais aimé percer à jour un autre mystère, mon enfant. Une Élue s’est infiltrée à la tour. C’est Mesaana, j’en suis certaine. J’espérais te révéler sous quelle identité elle se cache, mais les deux fois où je l’ai rencontrée, elle était « occultée » à un tel point que je ne l’ai pas reconnue. Ce que j’ai vu, cependant, est consigné dans le livre rouge.
» Regarde bien où tu mets les pieds et quand tu frapperas, sois prudente. Faut-il coincer toutes les sœurs noires ou neutraliser d’abord les plus importantes en secret ? Ce sera à toi de décider. Tu peux aussi choisir de les observer et de ruiner leurs plans. Un bon interrogatoire pourrait répondre à des énigmes que je n’ai pas pu résoudre. Pour une sœur si jeune, tu auras tant de choix à faire.
Verin bâilla puis tressaillit – de douleur, sans doute.
Egwene se leva et vint à son chevet.
— Merci, Verin. Merci de m’avoir choisie pour porter ce fardeau.
— Tu t’es très bien débrouillée avec les premiers indices que je t’ai donnés. Une situation très intéressante. La Chaire d’Amyrlin m’avait chargée de te fournir des informations sur les sœurs noires qui avaient fui la tour, afin que tu puisses les traquer. J’ai dû obéir, même si la direction de l’Ajah Noir n’a pas apprécié. Je n’étais pas censée te remettre le ter’angreal onirique, sais-tu ? Mais j’ai toujours eu de la sympathie pour toi.