La leçon prit un temps fou, surtout parce qu’elle fut sans cesse interrompue par des explosions et des cris. Mortes de peur, certaines filles eurent du mal à s’unir à la Source. Alors, apprendre une nouvelle technique… Ce qu’Egwene avait mis cinq minutes à maîtriser, ses « élèves » eurent besoin de beaucoup plus de temps pour seulement l’appréhender.
Nicola se révéla précieuse. À Salidar, elle avait appris la technique, et elle prit en charge une partie de la démonstration. Un peu plus tard, Egwene l’invita à former le début d’un cercle avec elle. La novice s’ouvrit à la Source mais en resta à la lisière, laissant son initiatrice puiser du Pouvoir à travers elle.
Ça fonctionnait ! La Lumière en soit louée, ça fonctionnait ! Euphorique, Egwene sentit déferler en elle un flot de saidar. Que c’était bon, après une si longue privation. Autour d’elle, le monde semblait plus vivant. Les sons soudain plus doux à ses oreilles, elle aurait juré que les couleurs avaient embelli.
Elle sourit d’extase. Dans le cercle, elle sentait Nicola, sa peur et les émotions qui tourbillonnaient sous son crâne.
S’étant jointe à beaucoup de cercles, Egwene savait comment s’isoler de Nicola. Mais elle se souvenait trop bien de sa première fois – l’allégresse de se sentir admise dans quelque chose de beaucoup plus grand qu’elle-même.
Pour s’ouvrir à un cercle, il fallait acquérir une compétence spécifique. Rien de bien difficile, mais là, le temps manquait. Par chance, une partie des filles comprirent presque immédiatement. Blondinette en chemise de nuit, Yeteri fut la première. La peau cuivrée comme toutes les Domani, la mince Inala l’imita très vite.
Egwene les intégra au cercle qu’elle avait ouvert avec Nicola. Un raz-de-marée de Pouvoir manqua la submerger.
Ensuite, elle passa à l’entraînement des autres filles. Pour avoir conversé avec elles durant son « séjour », elle savait lesquelles étaient les plus douées pour canaliser et les plus matures. Elles ne comptaient pas toujours parmi les plus puissantes, mais dans un cercle, ça n’avait aucune importance.
Egwene forma des groupes et leur expliqua comment accepter le Pouvoir via un lien. Avec un peu de chance, les plus futées comprendraient.
L’essentiel, c’était que la jeune Chaire d’Amyrlin, désormais, disposait du Pouvoir. En bonne quantité, presque comparable à ce qu’elle pouvait puiser sans fourche-racine pour l’inhiber. Souriant d’aise, elle exécuta un tissage dont la complexité stupéfia une grande partie des novices.
— Ce que vous voyez là, mes filles, vous ne devez pas essayer de le reproduire sans supervision – même celles d’entre vous qui dirigeront un cercle. C’est beaucoup trop difficile et dangereux.
Au bout du couloir, un trait de lumière apparut et se mit à tourner sur lui-même. Avec un peu de chance, espéra Egwene, ce portail donnerait sur le bon site. Elle se fiait aux instructions de Siuan – assez vagues, il fallait le dire – et à la description des lieux par Elayne.
— En outre, mes filles, vous ne reproduirez ce tissage devant personne sans avoir obtenu mon autorisation directe. Même si une autre Aes Sedai vous le demande.
En principe, le risque serait minime. Un tissage pareil, très peu de novices seraient capables de le mémoriser.
— Mère, tu vas t’évader ? demanda Tamala, une fille au nez crochu.
Elle tremblait de peur – avec une nuance d’espoir, comme si Egwene allait la prendre avec elle.
— Non. Je serai absente quelques minutes. À mon retour, je veux au moins cinq cercles correctement formés.
Avec Nicola et ses deux autres assistantes dans son sillage, Egwene traversa le portail et déboucha dans une pièce obscure. Quand elle eut tissé un globe, sa lumière révéla une remise aux murs tapissés d’étagères.
De quoi soupirer de soulagement. C’était le bon endroit.
Les étagères, comme celles qui reposaient sur le sol, étaient lestées d’objets très étranges. Des globes de cristal, des statuettes exotiques, un pendentif en verre aux reflets bleus, des gantelets décorés de gemmes aux poignets…
Laissant les trois novices écarquiller les yeux, Egwene avança d’un pas assuré. Sans aucun doute, les trois filles sentaient ce qu’elle savait avec une absolue certitude. Cette remise débordait d’artefacts ! Des ter’angreal, des angreal et des sa’angreal. Autant de reliques de l’Âge des Légendes.
Egwene étudia les étagères. De notoriété publique, ou presque, les objets de ce genre étaient terriblement dangereux quand on ne connaissait pas précisément leur fonction. Chacun de ces artefacts pouvait la tuer. Mais si…
Avec un grand sourire, Egwene approcha d’un mur et saisit sur l’étagère du haut une baguette blanche de la longueur de son avant-bras. Elle avait trouvé ce qu’elle cherchait !
Après avoir tenu l’objet un moment, pleine de respect, elle l’emplit de saidar. Aussitôt, un torrent de Pouvoir se déversa en elle.
Yeteri le sentit et poussa un petit cri. Peu de femmes avaient déjà absorbé une telle quantité de Pouvoir. Comme si elle venait d’aspirer du feu liquide, Egwene eut envie de rugir.
Se tournant vers les trois novices, elle sourit encore.
— À présent, nous sommes prêtes !
Maintenant qu’elle tenait un des plus puissants sa’angreal en possession des Aes Sedai, que les sul’dam viennent donc essayer de la couper de la Source ! Tant qu’elle serait la Chaire d’Amyrlin, la Tour Blanche ne s’écroulerait pas ! En tout cas, pas sans un affrontement au moins égal à l’Ultime Bataille.
De la lumière brillait sous la tente de Gawyn. Par un jeu d’ombres, Siuan vit qu’il s’agitait frénétiquement.
Son fief était étrangement proche du poste de garde. Si Bryne l’autorisait à vivre à l’intérieur de la palissade, était-ce pour garder un œil sur lui et le faire surveiller par ses hommes ?
Plus entêté qu’un poisson qui résiste à un pêcheur, Bryne n’avait pas filé vers le poste de garde, comme elle le lui avait suggéré. En maugréant – et après avoir indiqué à ses bras droits de l’attendre –, il l’avait suivie comme un fichu toutou. Et lorsqu’elle s’arrêta devant la tente de Gawyn, il l’imita, l’air mécontent et la main posée sur le pommeau de son épée. Eh bien, elle n’allait sûrement pas le laisser juge de sa parole d’honneur. Gareth Maudit Bryne ou non, elle agirait comme elle l’entendait.
Cela dit, Egwene serait mécontente. Très mécontente, même.
Au bout du compte, elle te remerciera, pensa Siuan.
— Gawyn ! beugla-t-elle.
Le beau jeune homme jaillit de sous sa tente, sautant sur un pied parce qu’il n’avait pas fini d’enfiler ses bottes. Son ceinturon pas encore bouclé, il tenait à la main son épée gainée de cuir.
— Quoi ? demanda-t-il en regardant autour de lui. J’ai entendu des cris. On nous attaque ?
— Pas nous, répondit Siuan avec un regard noir pour Bryne. Tar Valon, en revanche…
— Egwene ! cria Gawyn en finissant de boucler son ceinturon.
Ce garçon n’avait-il qu’une idée en tête ?
— Jeune homme, fit Siuan, j’ai une dette envers toi depuis que tu m’as aidée à sortir en vie de Tar Valon. En échange, accepteras-tu que je te permette d’entrer dans cette ville ?
— Avec joie ! (Gawyn accrocha l’épée au ceinturon.) Une très bonne façon de s’acquitter d’une dette.
— Parfait. Dans ce cas, trouve-nous des chevaux. Il y a des chances pour que nous ne soyons que deux.
— Depuis le temps que j’attends ça, je m’en fiche !
— Pour cette folle mission, grogna Bryne, vous ne prendrez pas mes chevaux.