Quant aux sons… Pour entendre des cris d’agonie et des rugissements de monstres, mieux valait être sourde.
Le souffle de plus en plus court, Adelorna avança dans un couloir obscur jusqu’à ce qu’elle atteigne une intersection. Là, elle s’arrêta, pliée en deux, une main posée sur sa poitrine.
Elle devait trouver des résistantes ! Toutes les sœurs n’avaient pas pu périr, n’est-ce pas ? Plus tôt, quelques Aes Sedai vertes s’étaient battues à ses côtés.
Josaine était morte quand un flux de Terre avait fait s’écrouler un mur sur elle. Ensuite, Marthera avait été capturée, un collier relié à une chaîne autour du cou.
Adelorna ignorait où se trouvaient ses Champions. L’un d’eux était blessé, un autre allait bien, et le troisième… Celui-là, elle ne voulait pas y penser. Si la Lumière le voulait bien, elle pourrait au moins rejoindre Talric et le guérir.
Se relevant, Adelorna essuya le sang qui maculait son front – l’œuvre d’un éclat de pierre qui l’avait frôlée. Terrifiants avec leur étrange casque, les attaquants étaient trop nombreux. De plus, ils utilisaient comme armes des femmes très douées pour détruire avec le Pouvoir. De quoi avoir honte d’appartenir à l’Ajah Guerrier ! Les sœurs vertes qui épaulaient Adelorna n’avaient pas résisté plus de quelques minutes.
Toujours essoufflée, la sœur continua à avancer. L’astuce, c’était de rester loin de la façade de la tour, car l’ennemi était pour l’essentiel massé dans les couloirs qui la longeaient. Avait-elle semé les tueurs qui la poursuivaient ? Et où était-elle ? Au vingt-deuxième niveau ? Depuis un moment, elle avait perdu le compte des volées de marches gravies.
Sentant qu’on canalisait le Pouvoir sur sa droite, Adelorna se pétrifia. Des envahisseuses ou des sœurs ? Sa vie pouvait dépendre de la réponse. D’un autre côté, la dirigeante de l’Ajah Vert ne pouvait pas détaler comme un lapin et filer se cacher.
Dans le couloir latéral, la lumière de plusieurs torches projeta sur un mur les ombres géantes d’hommes en armure. Soudain, un groupe d’attaquants déboula du corridor, suivi par deux femmes. Des tueuses reliées par une chaîne…
Après avoir lâché un petit cri, Adelorna courut à toutes jambes. Dans son dos, elle sentit les flux d’un bouclier, mais elle tenait le saidar assez fermement pour échapper à ce piège mortel.
Paniquée, elle continua à fuir.
Au sortir d’une autre intersection, elle faillit tomber tête la première dans une brèche qui blessait le flanc de la tour. Elle longea l’abîme sur la pointe des pieds, terrifiée par les monstres qui sillonnaient le ciel et semaient la mort partout.
La brèche négociée, elle s’avisa qu’il y avait des gravats sur sa droite. Après les avoir escaladés, elle constata que le couloir était intact au-delà. Elle devait…
Un bouclier s’interposa entre la Source et elle, et cette fois, il tint solidement en place. Tombant à genoux, Adelorna cria de rage. Non, elle ne voulait pas être capturée. Elle ne pouvait pas l’être. Pas comme ça !
Elle tenta d’avancer encore, mais un flux d’Air s’enroula autour de sa cheville droite puis la tira en arrière. Non ! Non !
Et pourtant si… Inéluctablement, le flux la propulsait vers le groupe d’envahisseurs, à présent épaulé par deux binômes de furies déchaînées. Dans chaque duo, une femme portait une robe grise et l’autre paradait en rouge et bleu, avec des éclairs comme ornements.
En rouge et bleu aussi, une cinquième femme approcha d’Adelorna. Entre ses mains, elle tenait un collier relié à une chaîne.
Adelorna cria de terreur et tenta de repousser le bouclier.
L’inconnue se pencha et lui plaça le collier autour du cou.
Enfin, c’était un cauchemar ! Une chose pareille ne pouvait pas arriver.
— Parfait, fit la femme en rouge et bleu. Je m’appelle Gregana et tu seras Sivi. Tu feras une très bonne damane, je le vois d’ici. Sivi, voilà longtemps que j’attends ce moment.
— Non, gémit Adelorna.
— Si, fit Gregana avec un sourire.
Sans crier gare, le collier s’ouvrit et tomba sur le sol. Avant d’être carbonisée par une lance de feu, Gregana écarquilla les yeux de surprise.
Les sourcils roussis par la chaleur, Adelorna recula vivement. Devant elle, un cadavre en robe rouge et bleu s’écroula et une odeur de chair brûlée monta à ses narines.
Alors, la sœur verte s’avisa que quelqu’un, dans son dos, maniait une incroyable quantité de Pouvoir.
Les soldats crièrent et les femmes en gris tissèrent des boucliers. Une mauvaise idée, car leur chaîne se détacha de leur collier. Une fraction de seconde après, une des tueuses en rouge et bleu se désintégra dans une gerbe de flammes et l’autre fut submergée par des langues de feu semblables à des serpents fondant sur une proie.
Celle-là cria avant de mourir. Un soldat lança l’ordre de se replier – sans doute, puisque tous les envahisseurs firent volte-face et détalèrent.
Face à Adelorna, il ne resta plus que deux femmes en gris libérées de leurs entraves par des flux d’Air.
Adelorna se retourna prudemment. Sur le tas de gravats, une femme en robe blanche entourée d’une formidable aura de Pouvoir attendait paisiblement. Les bras tendus vers les soldats qui se débandaient, elle restait attentive, les yeux brillants.
La statue de la vengeance en personne, avec autour d’elle une véritable tempête de saidar. Alors que l’air lui-même semblait scintiller, le vent qui s’engouffrait par la brèche faisait voleter les cheveux d’Egwene al’Vere.
— Vite ! ordonna-t-elle.
Plusieurs novices escaladèrent les gravats, approchèrent d’Adelorna et l’aidèrent à se relever. Sonnée, il lui fallut quelques instants pour constater qu’elle était libre. D’autres novices coururent vers les deux femmes en gris – bizarrement, elles s’étaient agenouillées dans la poussière et ne bougeaient plus. Pourtant, elles étaient capables de canaliser, Adelorna le sentait. Pourquoi ne ripostaient-elles pas ? Au lieu de ça, elles… sanglotaient.
— Conduisez-les auprès des autres, dit Egwene. (Elle sauta du tas de gravats et sonda le ciel via la brèche.) Je veux…
Elle s’interrompit puis leva les mains. En un clin d’œil, d’autres tissages se matérialisèrent autour d’elle. Par la Lumière ! La baguette qu’elle brandissait, n’était-ce pas le sa’angreal de Vora ? Où l’avait-elle déniché ?
Des éclairs jaillirent des mains d’Egwene et traversèrent la brèche. Dehors, une créature cria de douleur.
Adelorna avança vers la « novice » et s’unit à la Source. Quelle honte d’avoir été capturée ainsi !
Egwene frappa de nouveau, foudroyant un autre monstre volant.
— Et si l’une de ces créatures transportait des prisonnières ? demanda Adelorna tandis que la cible d’Egwene tombait en piqué.
— Pour ces captives, la mort est un sort enviable. Crois-moi, je sais de quoi je parle. (Egwene se tourna vers ses compagnes.) Écartez-vous toutes de la brèche. Mes éclairs ont pu attirer l’attention.
» Shanal et Clara, gardez un œil sur ce trou, mais de loin. Si un to’raken tente de se poser ici, venez nous prévenir. Surtout, n’essayez pas de l’attaquer.
Deux novices se placèrent un peu derrière les gravats. Les autres s’éloignèrent, entraînant les deux femmes en gris toujours hébétées.
Comme un général qui quitte le front en dernier, Egwene leur emboîta le pas. Un général, elle ? Oh que oui !
Adelorna se hâta de la rattraper.
— Tu as très bien organisé tout ça, Egwene. Mais il est temps qu’une Aes…
La « novice » se raidit, un calme souverain dans les yeux.
— Tant que cette menace ne sera pas écartée, je commanderai – et tu m’appelleras « Mère ». Après, tu pourras me punir, si ça te chante. Pour l’instant, mon autorité doit être incontestée. C’est clair ?