Après une lointaine explosion, le tunnel vibra sinistrement. Par-dessus son épaule, Gawyn jeta un coup d’œil aux dix barques qui suivaient celles des trois chefs de l’expédition. À bord, les soldats faisaient grise mine. Assez logique lorsqu’on se dirigeait vers une zone de guerre tenue par deux forces bien plus puissantes que soi. Deux forces hostiles aux intrus, qui plus est, et épaulées par le Pouvoir de l’Unique. Pour ne pas sauter à l’eau et s’enfuir, il fallait des soldats d’élite.
— Là ! lança Bryne en levant une main.
Toutes les embarcations s’immobilisèrent. À droite, le tunnel donnait sur un petit quai d’où partait une volée de marches. Au-delà, il continuait à perte de vue.
Bryne se leva, se pencha, se hissa sur le quai et amarra sa barque à une bitte. L’équipage de sa barque le suivit, chaque homme portant un petit paquet marron.
De quoi s’agissait-il ? Gawyn ne les avait pas vus charger ces paquets avant de partir…
Quand le dernier passager de cette barque l’eut quittée, il la poussa en avant et tendit l’amarre de poupe à un des hommes de Siuan. Recommençant à avancer, toutes les barques furent bientôt attachées les unes aux autres. La treizième s’amarrerait à un des piliers du quai. Ainsi, les embarcations seraient là au retour des sauveteurs d’Egwene.
Quand son tour arriva, Gawyn se hissa sur le quai puis il gravit les marches, qui débouchèrent dans une allée étroite.
Cette poterne, à l’évidence, était depuis longtemps oubliée, sauf par la poignée de mendiants qui y résidait. Dans un coin, quelques soldats s’affairaient déjà à saucissonner une demi-douzaine de ces miséreux.
Ce spectacle lui déplaisant, Gawyn fit la moue, mais il ne protesta pas. La plupart du temps, les mendiants vendaient les secrets comme des petits pains. Sans nul doute, la Garde de la Tour aurait donné cher pour apprendre l’intrusion en ville d’une centaine de soldats.
À la sortie de l’allée, Bryne et Siuan sondaient la rue qui s’ouvrait devant eux. Gawyn les rejoignit, la main sur la poignée de son épée.
Les rues semblaient désertes. Effrayés par le raid, les citadins se terraient chez eux en priant pour que ça se termine vite.
Quand tout le monde fut en rang dans l’allée, Bryne ordonna à dix hommes de retourner vers les barques et de les garder à l’œil. Les quatre-vingt-dix autres gaillards ouvrirent alors leur paquet et en sortirent un tabard blanc soigneusement plié. Le vêtement enfilé, on découvrait qu’il était orné d’une flamme de Tar Valon.
Alors que Siuan, les poings sur les hanches, semblait indignée, Gawyn émit un long sifflement.
— Où as-tu trouvé ces tabards ?
— Les femmes du camp extérieur les ont confectionnés pour moi, répondit Bryne. Avoir quelques copies de l’uniforme d’un ennemi ne peut jamais faire de mal.
— Ce n’est pas loyal, grogna Siuan en croisant les bras. Appartenir à la Garde de la Tour est un devoir sacré. Ces hommes ne sont pas…
— Tu te trompes, Siuan. Ils sont bel et bien tes ennemis. Pour le moment, en tout cas. Tu n’es plus la Chaire d’Amyrlin.
Siuan foudroya le général du regard mais n’objecta rien.
Bryne passa ses hommes en revue et hocha la tête, satisfait.
— De près, ça ne trompera personne. À distance, ce sera utile. Tous dans la rue, en formation par deux. Ensuite, filez en direction de la tour, comme si vous vouliez courir à son secours. Siuan, un globe lumineux ou deux renforceraient notre couverture. Si nous avons une Aes Sedai à notre tête, les gens seront moins soupçonneux.
Non sans ronchonner, Siuan fit ce que le général lui demandait.
Bryne donna enfin l’ordre. Sans bousculade, les soldats passèrent dans la rue et formèrent les rangs.
Bryne, Gawyn et Siuan prirent la tête de la colonne. Comme s’ils étaient tous les deux ses Champions, le général et le prince précédèrent la sœur de deux pas.
Tout compte fait, une illusion pas si mal fichue que ça. Au premier coup d’œil, Gawyn lui-même aurait cru avoir affaire à des gardes. Pendant une bataille, qu’y avait-il de plus normal qu’une formation de militaires en route pour le site des opérations sous le commandement d’une sœur accompagnée de ses Champions ?
Dans tous les cas de figure, c’était plus intelligent que d’essayer de se cacher en passant par des venelles obscures.
À l’approche de la tour, l’expédition bascula dans un cauchemar. La flèche entière était enveloppée de fumée, des reflets rouges donnant l’impression qu’un brouillard sanglant l’emprisonnait. Partout sur l’édifice jadis immaculé, des trous et des brèches laissaient apercevoir les flammes qui se déchaînaient à l’intérieur.
Les to’raken, maîtres du ciel, volaient autour de la flèche blessée comme des mouettes décrivant des cercles au-dessus de la dépouille d’une baleine.
Des cris percèrent les tympans de Gawyn et la fumée âcre lui agressa la gorge.
Les soldats de Bryne ralentirent dès qu’ils furent en vue de la tour. Le raid semblait se concentrer sur deux zones bien précises. La base du grand édifice, où des incendies faisaient rage – déjà, les jardins étaient jonchés de morts et de blessés –, et bien plus haut, environ à mi-hauteur, où les défenseuses tiraient parti des brèches pour cribler d’éclairs les attaquants.
Le reste de la tour semblait silencieux et désert. Mais à coup sûr, on se battait aussi dans les couloirs.
Les soldats s’arrêtèrent devant le portail d’entrée du complexe de la tour. Des portes ouvertes et laissées à l’abandon. Pas de très bon augure, ça…
— Et maintenant ? demanda Gawyn.
— On trouve Egwene, répondit Siuan. Pour commencer, on cherchera dans les sous-sols, puisque c’est là qu’elle est incarcérée.
Alors que la Tour Blanche tremblait de nouveau sur ses fondations, des morceaux de plâtre tombèrent du plafond et s’écrasèrent sur la table.
Jurant entre ses dents, Saerin balaya les débris puis posa sur la table un grand carré de parchemin, le déplia et le cala aux quatre coins avec des fragments de pierre.
Autour d’elle, le chaos régnait. Au rez-de-chaussée, Saerin et ses compagnons se trouvaient dans une grande salle de la « moitié » orientale de la tour. Afin de dégager de la place pour les groupes qui traversaient cet espace, des Gardes de la Tour collaient les tables contre les murs. Aux fenêtres, des Aes Sedai, inquiètes, sondaient le ciel. Un peu partout, des Champions marchaient de long en large comme des lions en cage. Contre des créatures volantes, que pouvaient-ils faire ? Leur juste place, c’était ici, où ils protégeaient le centre des opérations.
Ou son ébauche, car Saerin venait juste d’arriver.
Une sœur verte se précipita à sa rencontre. Originaire de Mayene, Moradri, noire de peau, se remarquait de loin à cause de ses jambes interminables. Deux Champions d’une frappante beauté, des compatriotes à elle, la suivaient comme son ombre. À en croire les rumeurs, c’étaient ses frères, venus à la tour spécifiquement pour la protéger. Mais Moradri n’abordait jamais ce sujet…
— Combien ? demanda Saerin.
— Ici, nous avons quarante-sept sœurs issues de tous les Ajah. Comme elles se battent par petits groupes, c’est le meilleur compte que j’aie pu faire. Je leur ai dit que nous mettions sur pied un vrai centre de commandement. À première vue, presque toutes ont trouvé que c’était une bonne idée. Trop fatiguées, confuses ou sidérées pour faire mieux, la plupart m’ont répondu d’un simple hochement de tête.
— Indique leurs positions sur ce plan, dit Saerin. Tu as trouvé Elaida ?
Moradri secoua la tête.
— Malédiction ! maugréa Saerin alors que la tour tremblait une fois de plus. Et les représentantes vertes ?