Elaida n’était pas dans son lit. Ouvrant les yeux, elle vit qu’elle dominait un paysage enténébré, des centaines de pieds plus bas. Et elle était attachée au dos d’une étrange créature. Incapable de lever un cil ? Pourquoi ?
Tentant de s’unir à la Source, elle fut soudain submergée de douleur, comme si cent bâtons s’abattaient sur elle en même temps.
En essayant de bouger, elle sentit qu’un collier lui serrait le cou. À côté d’elle, une silhouette noire était assise sur une selle. Une femme, même si son visage restait noyé dans les ombres. Bizarrement, Elaida la sentait.
Pendant un moment, parvint-elle à se rappeler, elle avait été suspendue au bout d’une corde, dans les airs. Perdant et reprenant conscience sans arrêt, elle n’avait plus aucune notion du temps. Quand l’avait-on tirée sur le dos de la créature ? Et que lui arrivait-il ?
Dans la nuit, une voix souffla :
— Je te pardonne cette petite erreur… Voilà longtemps que tu es une marath’damane, et les mauvaises habitudes sont difficiles à perdre. Mais ne t’avise plus de tenter de t’unir à la Source sans ma permission. C’est compris ?
— Relâche-moi ! cria Elaida.
La douleur revint, dix fois pire. L’estomac retourné, Elaida rendit tripes et boyaux. Mélange de bile et de nourriture mal digérée, son vomi dégoulina le long du flanc de la créature puis tomba en pluie vers le sol.
— Allons, du calme, dit la voix, comme si elle s’adressait à une enfant. Tu dois apprendre. Ton nom est Suffa. Et Suffa sera une bonne damane. Oui, une très bonne !
Elaida cria de nouveau. Cette fois, elle ne s’arrêta pas quand la douleur frappa. Dans la nuit indifférente à tout, elle hurla à s’en casser les cordes vocales.
42
Devant la Pierre de Tear
On ne connaît pas l’identité des femmes qui résidaient dans le palais de Graendal, dit Lews Therin. Donc, impossible d’ajouter leurs noms à la liste.
Rand s’efforça d’ignorer le dément. Hélas, ça se révéla impossible.
Comment compléter la liste, sans connaître les noms ? Pendant la guerre, nous avons recensé toutes les Promises qui sont tombées. Jusqu’à la dernière ! Mais la liste est fausse. Je ne peux pas continuer !
Rand explosa :
Ce n’est pas ta liste, Lews Therin. C’est la mienne ! La mienne !
Non ! s’indigna le spectre fou. Qui es-tu ? C’est ma liste ! Je l’ai commencée, et je ne peux pas continuer, maintenant que toutes ces inconnues sont mortes. Lumière ! Des Torrents de Feu ! Pourquoi les avons-nous utilisés ? J’avais promis de ne pas recommencer…
Rand ferma les yeux et serra plus fort les rênes de Tai’daishar. Le destrier continua à descendre la rue, ses sabots martelant la terre compacte.
Que sommes-nous devenus ? gémit Lews Therin. Et nous allons le refaire, pas vrai ? Tuer tout le monde. Tous ceux que nous aimons. Encore, encore et encore…
— Encore et encore, oui, dit Rand. Quelle importance, tant que le monde survit ? Ils m’ont insulté, salissant le pic du Dragon et mon nom, mais ils étaient vivants. Et nous sommes ici, prêts à combattre. Encore et encore.
— Rand ? demanda Min.
Le jeune homme ouvrit les yeux. Sur sa jument louvette, Min chevauchait à côté de lui. Il ne pouvait laisser personne, y compris elle, le voir glisser vers la folie. Personne ne devait savoir combien il était près de basculer dans le gouffre.
Tant de noms que nous ne connaissons pas, continua Lews Therin. Tant de victimes mortes de nos mains…
Et ce n’était qu’un début…
— Je vais très bien, Min. Je réfléchissais, c’est tout.
— Au sujet des gens ? demanda la jeune femme.
Les trottoirs de bois de Bandar Eban étaient bondés de monde. Désormais, Rand ne voyait plus les couleurs des vêtements, mais leur état pitoyable. Les déchirures dans les riches tissus, les multiples reprises, la poussière et la crasse. À Bandar Eban, chaque personne ou presque était un réfugié, dans un sens ou dans un autre.
Et ces malheureux rivaient sur Rand un regard hanté.
Chaque fois qu’il avait conquis un royaume, jusque-là, il en était parti en ayant amélioré son sort. Par exemple, en le débarrassant d’un Rejeté tyrannique ou en mettant fin à des sièges et à des conflits.
En chassant des envahisseurs comme les Shaido ou en fournissant des vivres, il avait rendu la stabilité à des peuples. En d’autres termes, chaque pays qu’il avait détruit lui devait en même temps le salut.
Avec l’Arad Doman, c’était différent. Certes, il avait fourni des vivres, mais cette « manne » avait attiré plus de réfugiés et s’était vite tarie. Incapable d’assurer la paix avec les Seanchaniens, Rand avait en plus réquisitionné les seules troupes du royaume pour les charger de surveiller les Terres Frontalières.
Pour ne rien arranger, l’océan restait dangereux et la minuscule impératrice seanchanienne n’avait rien voulu entendre. Refusant de se fier à lui, elle continuerait à attaquer, redoublant sans doute ses efforts.
Pris entre les Trollocs venant du nord et les Seanchaniens arrivant du sud, les Domani seraient écrabouillés par les sabots dévastateurs de la guerre.
Et Rand les laissait en plan.
Ces gens le savaient. Du coup, il avait un mal de chien à les regarder. Partout, leurs yeux affamés l’accusaient. Pourquoi avoir apporté l’espoir pour le laisser ensuite s’assécher, comme un puits fraîchement creusé pendant une sécheresse ? Pourquoi forcer un peuple à accepter un souverain, si c’était pour l’abandonner ensuite ?
Flinn et Naeff avaient chevauché devant Rand. À présent, immobiles, ils regardaient la colonne du Dragon approcher de la place principale. Sur leur col montant, l’épée et le dragon brillaient de mille feux. Au milieu de la place, de l’eau jaillissait toujours de la fontaine où des chevaux en cuivre sautaient au-dessus de vagues du même métal. Parmi ces Domani silencieux, combien continueraient à faire briller les statues dans un pays sans roi où la moitié des conseillers s’étaient volatilisés ?
Les Aiels de Rand n’avaient pas réussi à en retrouver assez pour constituer une majorité. Graendal, fallait-il supposer, en avait tué ou capturé le nombre requis pour qu’il soit impossible de choisir un nouveau souverain. S’il y avait eu des éphèbes ou de jeunes beautés parmi les conseillers, la Rejetée les avait sûrement intégrés à sa collection d’« animaux de compagnie ». En d’autres termes, Rand les avait tués.
Des noms que je peux ajouter à la liste ! jubila Lews Therin. Oui…
Bashere vint chevaucher sur l’autre flanc de Rand. Lissant sa moustache, il semblait pensif.
— Ta volonté est accomplie, annonça-t-il.
— Dame Chadmar ?
— De retour dans sa demeure, oui. Même chose pour les quatre conseillers que les Aiels détenaient près de la ville.
— Ces gens ont compris ce qu’ils devaient faire ?
— Oui, mais je doute qu’ils le fassent. (Bashere soupira.) Si tu veux mon avis, dès que nous serons partis, ils s’enfuiront comme des prisonniers détalent d’une prison quand les geôliers s’en sont allés.
Rand resta de marbre. Il avait ordonné aux conseillers de coopter assez de membres pour pouvoir nommer un roi. Mais le Maréchal du Saldaea avait sans doute raison. Des autres cités côtières, où il avait ordonné à ses Aiels de se replier, il avait reçu des rapports éloquents. Tous les dirigeants prenaient la fuite en prévision du probable assaut des Seanchaniens.