L’Arad Doman n’était plus que le spectre d’un royaume. Comme une table supportant trop de poids, il ne tarderait pas à s’écrouler.
Ce n’est pas mon problème, pensa Rand, toujours sans regarder la foule. J’ai fait tout ce que j’ai pu.
Un mensonge. Même s’il avait voulu aider les Domani, son objectif, en venant chez eux, était de signer un pacte avec les Seanchaniens, de savoir ce qu’il était advenu du roi, et de traquer Graendal. Sans oublier l’arrière-pensée de renforcer les défenses des Terres Frontalières…
— Quelles nouvelles d’Ituralde ?
— Rien de bon, j’en ai peur, répondit Bashere. Des escarmouches contre les Trollocs, mais tu es déjà au courant. Les Créatures des Ténèbres battent toujours très vite en retraite, mais Ituralde signale que quelque chose se prépare. Ses éclaireurs ont aperçu des forces assez massives pour rayer notre ami de la carte. Si les Trollocs se rassemblent face à lui, ils le feront aussi ailleurs. En particulier dans la brèche de Tarwin.
Maudites soient les Terres Frontalières ! pensa Rand. Je vais devoir m’en occuper, et sans tarder…
Entrant sur la place, il tira sur les rênes de Tai’daishar et fit signe à Naeff et à Flinn.
En réponse, ils ouvrirent deux très grands portails sur la place. Rand avait envisagé de les tisser devant la résidence de dame Chadmar, mais ça serait revenu à s’en aller comme un voleur – ici un jour, et ailleurs le lendemain ! Le moins qu’il devait aux Domani, c’était de leur faire savoir qu’il partait et qu’ils étaient livrés à eux-mêmes.
Ils se pressaient sur les trottoirs, comme le jour de son arrivée. Si c’était possible, ils se montraient encore plus fermés qu’à cette occasion-là. Les femmes en robe lisse, les hommes en veste de couleur vive, avec une chemise à jabot dessous… Beaucoup n’arboraient pas le teint cuivré typique des Domani. Avec ses promesses de ravitaillement, Rand avait attiré tant d’étrangers…
L’heure était venue de partir. Rand se dirigea vers un des portails, mais une voix le héla :
— Seigneur Dragon !
Dans un silence de mort, l’appel était très facile à entendre. Regardant autour de lui, Rand tenta de repérer l’homme qui l’avait lancé.
Il localisa un Domani très mince en veste rouge – boutonnée à la taille, avec une ouverture en « V » et la classique chemise à jabot dessous. Alors que le type se frayait un chemin dans la foule, ses anneaux d’oreilles brillaient intensément.
Des Aielles l’interceptèrent. Reconnaissant un des capitaines des quais, Rand leur fit signe de le laisser passer. L’homme se nommait Iralin, se souvint-il.
Rasé de près, un détail étonnant chez un Domani, Iralin avait les yeux cernés à force de manquer de sommeil.
— Seigneur Dragon, dit-il une fois qu’il fut à deux pas de Tai’daishar, la nourriture est pourrie !
— Quelle nourriture ? demanda Rand.
— Celle qui nous restait ! Chaque tonneau, chaque sac, tout ce que nous avions dans nos entrepôts et tout ce qui était encore dans la cale des navires du Peuple de la Mer. Seigneur, ce n’est pas qu’une infestation de charançons. Tout est noir et amer. Les gens qui essaient de manger quand même tombent malades.
— Toutes les réserves ? fit Rand, accablé.
— Absolument toutes ! Des centaines et des centaines de caisses et de tonneaux. C’est arrivé en un clin d’œil. Un moment, le stock était sain, et celui d’après… Seigneur, tant de gens sont venus pour ne pas mourir de faim… Et nous n’avons rien à leur donner. Que faut-il faire ?
Rand ferma les yeux.
— Seigneur ? insista Iralin.
Rand ouvrit les yeux, talonna Tai’daishar et planta là le capitaine des quais. Puis il traversa le portail sans un coup d’œil en arrière. Il ne pouvait rien faire de plus. Et de toute façon, il n’avait plus le temps. La famine qui surviendrait, il faudrait qu’il se force à ne plus y penser.
Bizarrement, ça promettait de ne pas être très difficile…
Bandar Eban disparut et, avec elle, sa foule silencieuse et réprobatrice. Au moment où il franchit le portail, des applaudissements mêlés à des vivats montèrent de la foule qui l’attendait. Surpris par un pareil contraste, le jeune homme tira sur les rênes de Tai’daishar, l’arrêtant net.
La ville de Tear, une des mégalopoles du monde connu, s’ouvrait devant lui. Les portails donnaient sur le rond-point des Fêtes, une des principales places de la capitale.
Poing sur le cœur, des Asha’man saluèrent le Dragon. Rand les avait envoyés le matin même, afin qu’ils préparent la cité à son arrivée – et qu’ils fassent dégager la place, à cause des portails.
La foule continua à se réjouir. Des milliers de gens étaient là, une myriade d’étendards de la Lumière flottant au vent au-dessus d’eux.
Ces manifestations de liesse furent comme une gifle pour Rand. Il ne méritait pas qu’on l’aime ainsi. Pas après ce qu’il venait de faire en Arad Doman.
Continue à avancer ! pensa-t-il avant de talonner sa monture. Ici, les sabots de Tai’daishar martelaient des pavés, pas de la terre. Si Bandar Eban n’avait rien d’une petite ville, Tear était d’une tout autre dimension. Au milieu de bâtiments que des fermiers auraient trouvés serrés les uns contre les autres – mais pour les Teariens, c’était la norme –, les rues serpentaient à l’infini. Sur les toits de tuile ou d’ardoise, des hommes et des gamins étaient perchés depuis des heures, espérant avoir un meilleur point de vue sur le Dragon Réincarné.
Ici, la pierre de construction se révélait un peu plus claire qu’à Bandar Eban, et il s’agissait du matériau le plus utilisé. Peut-être à cause de la forteresse qui dominait le paysage. La Pierre de Tear… Une relique du passé, mais encore impressionnante…
Toujours flanqué de Min et de Bashere, Rand reprit son chemin. La foule rugit de plus belle. Devant le jeune homme, deux étendards s’emmêlèrent, victimes d’un vent taquin. Les hommes qui tenaient leur hampe, au premier rang de la foule, les baissèrent et tentèrent de les démêler, mais ils n’y parvinrent pas.
Rand dépassa les deux types sans leur accorder un regard. Il ne s’étonnait plus des bizarreries que provoquait sa nature de ta’veren.
En revanche, il fut surpris de voir tant de non-Teariens dans l’assistance. Ça n’avait rien d’extraordinaire, puisque la ville, un carrefour commercial, accueillait à bras ouverts les vendeurs d’épices et de soie venus de l’est, les négociants en grain ou en tabac du Nord – et les rumeurs, d’où qu’elles proviennent. Cependant, Rand avait remarqué que les étrangers, où qu’il aille, lui accordaient moins d’attention lorsqu’il arrivait. Et ça se vérifiait même quand ils venaient d’un pays qu’il avait déjà conquis. En d’autres termes, à Cairhien, les Cairhieniens lui faisaient la fête, mais à Illian, ils lui battaient froid. Peut-être parce qu’ils n’aimaient pas se rappeler que leur seigneur et celui d’un ancien ennemi était un seul et même homme.
Ici, en revanche, les étrangers étaient venus en nombre. Dans la foule, il reconnut sans peine des Tuatha’an Miere, avec leur peau noire et leurs tenues chatoyantes, des Murandiens, reconnaissables à leur longue veste et à leur moustache cirée, des Illianiens barbus, avec leur col retourné, et des Cairhieniens au teint pâle, si particuliers avec leurs vêtements à rayures. Dans cette diversité, Rand repéra des hommes et des femmes qui portaient les modestes tenues en laine de rigueur chez les Andoriens.
S’ils manifestaient moins d’enthousiasme que les Teariens, ces gens étaient venus, et ils observaient les événements.
Bashere balaya la foule du regard.
— Les gens semblent surpris, s’entendit dire Rand.
— Tu es resté absent longtemps, dit Bashere en lissant sa moustache. Les rumeurs se sont répandues plus vite que le vent. Pour encourager les gens à se payer une nouvelle tournée, plus d’un tavernier a dû annoncer la nouvelle de ta disparition ou de ta mort.