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— On dirait que je passe ma vie à démentir des rumeurs. Quand cela s’arrêtera-t-il ?

Bashere éclata de rire.

— Si tu réussis un jour à arrêter les rumeurs, je veux bien renoncer à mon cheval et enfourcher une chèvre ! Ou devenir membre du Peuple de la Mer…

Rand ne répondit pas. Des portails, la colonne continuait de se déverser. Comme de juste, histoire d’impressionner, les lanciers du Saldaea tenaient leur arme à l’horizontale et leur monture bombait le poitrail.

Pour tout l’or du monde, les Aes Sedai n’auraient pas laissé dire qu’elles s’étaient faites belles, mais elles paraissaient en moins piteux état, leur visage sans âge affichant une sorte de… sagacité tandis qu’elles observaient la foule.

Quant aux Aiels, un peu moins méfiants qu’à l’accoutumée, aurait-on dit, ils semblaient plus à l’aise face aux applaudissements que sous les regards accusateurs des Domani.

Bashere et Rand dirigèrent leurs montures vers un côté et Min les suivit en silence. Elle semblait… distraite. Quand Rand avait annoncé qu’il partait, Nynaeve et Cadsuane n’étaient pas dans la demeure de dame Chadmar. Que mijotaient-elles donc ? Ensemble ? Sûrement pas, parce qu’elles ne pouvaient pas se souffrir. De toute façon, elles apprendraient que Rand était parti, et elles se débrouilleraient pour le retrouver. Ici, le Dragon serait facile à localiser. Adieu les manoirs dans des clairières ! Fini les voyages solitaires ! Alors que Lan et ses braves du Malkier avançaient vers la brèche de Tarwin, il ne lui restait plus assez de temps pour ça.

Les yeux rivés sur un des portails, Bashere regardait les Aiels qui en sortaient comme si de rien n’était. Pour eux, Voyager devenait naturel.

— Tu vas prévenir Ituralde ? demanda le Maréchal. De ton départ, je veux dire…

— Il en entendra parler… Ses messagers avaient ordre de délivrer leurs rapports à Bandar Eban. Ils découvriront très vite que je n’y suis plus.

— Et si notre général délaisse les Terres Frontalières pour reprendre sa guerre contre les Seanchaniens ?

— Eh bien, il les ralentira, ce qui les empêchera de me prendre à revers. Pour Ituralde, c’est une mission très utile.

Bashere dévisagea Rand.

— Que veux-tu que je fasse d’autre, mon ami ?

Le regard du Maréchal était un défi – subtil, mais un défi quand même – que Rand ne releva pas, sa colère toujours comme gelée à l’intérieur de lui-même.

— Je n’en sais rien, soupira Bashere. Toute cette affaire empeste, et je ne sais pas comment nous en sortir. Partir en guerre avec les Seanchaniens à nos basques, c’est la pire situation que je puisse imaginer.

— Je sais, admit Rand en contemplant la ville. Avant que nous en ayons fini, ils auront conquis Tear et probablement l’Illian. Pendant que nous aurons le dos tourné, je me demande s’ils ne parviendront pas à tout annexer, jusqu’à Andor.

— Mais…

— Nous devons supposer qu’Ituralde abandonnera son poste dès qu’il saura que j’ai échoué. Ça signifie que notre prochain mouvement consistera à rejoindre l’armée des Frontaliers. Quelque querelle qu’aient avec moi tes compatriotes, il faudra régler ça très vite. Je n’aime pas beaucoup les hommes qui se détournent de leur devoir.

Avons-nous fait ça ? demanda Lews Therin. Qui avons-nous abandonné ?

La ferme ! cria intérieurement Rand. Recommence à pleurnicher, vieux fou, et fiche-moi la paix.

Perplexe, Bashere se pencha en avant sur sa selle. S’il pensait à la façon dont Rand avait abandonné les Domani, il n’en laissa rien paraître. Enfin, il secoua la tête.

— Je ne peux pas dire où en est Tenobia. Elle peut simplement être furieuse contre moi parce que je l’ai délaissée pour te servir. Ou elle peut avoir conçu un plan tordu, du genre exiger que tu te plies à la volonté des monarques frontaliers. Franchement, à un moment pareil, j’ai du mal à imaginer ce qui a pu les inciter à s’éloigner de la Flétrissure.

— Nous le découvrirons bientôt, dit Rand. Je voudrais que tu partes avec deux Asha’man, histoire de découvrir où campent Tenobia et les autres. Avec un peu de chance, nous apprendrons qu’ils ont renoncé à leur folle escapade et décidé de rentrer chez eux.

— D’accord, dit Bashere. Dès que mes hommes seront prêts, je partirai.

Rand hocha la tête et, sans un mot de plus, recommença à descendre la rue. Des deux côtés, des curieux se pressaient, avides de le voir de près. Lors de sa dernière visite à Tear, il avait tenté de se déguiser, et ça ne lui avait pas vraiment réussi. Toute personne connaissant les « signes » savait instantanément qu’il était quelque part. Les bizarreries – des étendards qui s’emmêlaient, ou des types qui tombaient d’un toit sans se faire mal – n’avaient été que le début. L’« effet ta’veren » devenait de plus en plus puissant, provoquant des aberrations de plus en plus importantes. Et dangereuses.

Lors de sa dernière venue, Tear était assiégée par des rebelles. Mais la ville n’avait pas souffert. Avec son volume d’échanges commerciaux, elle était trop importante pour se laisser perturber par un banal siège. La plupart des gens avaient vécu normalement, comme si les rebelles n’existaient pas. Tant qu’ils ne dérangeaient pas les gens sérieux, les nobles pouvaient jouer à leurs petits jeux…

De plus, tout le monde savait que la Pierre tiendrait, comme elle l’avait toujours fait. Son invincibilité n’était plus qu’un souvenir – à cause du Voyage –, mais face à des envahisseurs qui ne maîtrisaient pas le Pouvoir de l’Unique, elle restait inexpugnable. À elle seule, cette forteresse était plus massive que bien des villes. Un monstre de pierre composé de fortifications et de tours dont on aurait en vain cherché le point faible. À l’intérieur, on trouvait des forges, d’immenses entrepôts, des milliers de Défenseurs et même un quai fortifié.

Face à une armée seanchanienne épaulée par des raken et des damane, rien de tout ça ne pèserait très lourd.

Les rues continuèrent à être bondées jusqu’au Seuil de la Pierre, l’immense esplanade qui entourait la forteresse sur trois côtés.

Un endroit parfait où crever, marmonna Lews Therin.

Ici, une nouvelle foule accueillit Rand avec des vivats. Devant les portes de la Pierre, une délégation l’attendait. Ancien Haut Seigneur et aujourd’hui roi de Tear, Darlin paradait sur un étalon d’un blanc scintillant. Plus petit que Rand – d’une bonne tête –, le Tearien arborait une courte barbe noire. Pour qu’il soit vraiment beau, il aurait fallu que son nez soit d’une ou deux tailles plus petit, mais il restait plein de prestance, et c’était un homme d’honneur. Au lieu de se joindre à ceux qui le vénéraient hypocritement, il s’était opposé à Rand dès le début. Quand il fallait longtemps pour se gagner la loyauté de quelqu’un, ça diminuait de beaucoup les risques de se retrouver avec une lame entre les omoplates.

Darlin s’inclina sur sa selle pour saluer Rand. Sur un hongre rouan, en veste bleue et pantalon blanc, Dobraine au teint pâle se tenait à côté du roi. Les traits de marbre, il ne laissait rien paraître, mais Rand aurait juré qu’il était toujours déçu d’avoir dû quitter si vite l’Arad Doman.

Devant la forteresse, leurs manches bouffantes rayées de noir et d’or, des Défenseurs de la Pierre, épée levée à hauteur de leurs yeux, formaient une haie d’honneur, leur casque à crête si bien poli qu’il en scintillait au soleil. Au-dessus d’eux, l’étendard de Tear – trois croissants d’argent sur champ à demi rouge et à demi or – battait au vent.