La cour intérieure, remarqua Rand, grouillait d’hommes en armes. Des Défenseurs, en majorité, et aussi des gaillards qui ne portaient pas d’uniforme, mais seulement un brassard rouge et or. Les nouvelles recrues, sûrement. Celles que Darlin avait eu mission d’enrôler.
Une démonstration de force, pour impressionner. Ou peut-être pour caresser dans le sens du poil l’ego d’un homme.
Rand immobilisa sa monture en face du roi. Hélas, l’insupportable Weiramon l’accompagnait. Placé juste derrière le souverain, ce fâcheux était si stupide que Rand ne l’aurait pas laissé diriger des manœuvres sans quelqu’un pour le superviser. Alors, commander sur le terrain… Ce petit homme était courageux, ça ne faisait pas de doute, mais limité par son manque d’imagination. Trop lent d’esprit, il ne voyait pas le danger. Comme toujours, ses efforts pour se distinguer accentuaient son allure de bouffon. Barbe huilée, cheveux tirés sur le côté pour dissimuler sa calvitie et uniforme de « combat » taillé dans un tissu si sophistiqué qu’aucun militaire sensé n’en aurait voulu pour se battre. À part cet imbécile, bien entendu.
Je l’aime bien, dit Lews Therin.
Toi ? Tu n’aimes personne…
Au moins, il est honnête. Plus que moi, en tout cas. Un homme ne choisit pas son degré d’intelligence, mais il décide d’être loyal. Nous pourrions avoir de pires partisans que lui.
Rand ne répondit pas. Polémiquer avec le dément était une perte de temps. En permanence, Lews Therin prenait des décisions au hasard. Au moins, il avait perdu l’habitude de siffler dès qu’il voyait une jolie femme. Ça, c’était carrément perturbant.
Darlin et Dobraine s’inclinèrent et Weiramon les imita.
Derrière le roi, il y avait du beau monde, bien entendu. Dame Caraline, pour commencer. Très fine, cette Cairhienienne était aussi belle que dans le souvenir de Rand. Sur son front, accrochée à une chaîne en or, une opale blanche brillait.
Rand fut contraint de détourner le regard. Caraline était le portrait craché de sa cousine – Moiraine.
Comme de juste, Lews Therin recommença à égrener la liste, qui commençait par le nom de l’Aes Sedai.
Alors que la litanie retentissait dans un coin de sa tête, Rand balaya du regard le reste du groupe. Les Hautes Dames et les Hauts Seigneurs survivants étaient tous là – perchés sur leur monture personnelle.
Anaiyella, la reine des minauderies, paradait sur son cheval bai. À côté de Weiramon ? Et ne tenait-elle pas un mouchoir de dentelle aux couleurs du bonhomme ?
Rand l’aurait crue plus regardante que ça…
Toujours aussi laid, Torean souriait d’aise. Quel dommage qu’il soit encore de ce monde alors que tant d’hommes de valeur l’avaient quitté. Simaan, Estanda, Tedosian et Hearne étaient là aussi. Au début, ils s’étaient dressés face à Rand, dirigeant même le siège de la Pierre. Aujourd’hui, ils s’inclinaient devant lui.
Alanna était également présente. Rand évita de la regarder, mais à travers le lien, il sentit sa souffrance morale. Eh bien, c’était mérité !
— Seigneur Dragon, dit Darlin, se redressant sur sa selle, merci de m’avoir envoyé Dobraine avec vos… souhaits.
Le ton ne laissait pas de doute sur le mécontentement de Darlin. Sur un ordre de Rand, il s’était hâté de lever une armée. Après, le Dragon l’avait laissé faire tapisserie des semaines durant. Très bientôt, les soldats se réjouiraient d’avoir bénéficié d’heures d’entraînement en plus.
— L’armée est prête, continua Darlin, hésitant. À tout moment, nous pourrons partir pour l’Arad Doman.
Rand acquiesça. À l’origine, il avait prévu d’affecter Darlin en Arad Doman afin de déployer ailleurs ses Aiels et ses Asha’man.
Se retournant, Rand étudia de nouveau la foule. Soudain, il comprit pourquoi les étrangers y étaient majoritaires. Une grande partie des mâles locaux avaient été enrôlés dans l’armée. Donc, ils se tenaient en rangs à l’intérieur de la Pierre.
Les gens massés sur la place et dans les rues n’étaient peut-être pas là pour faire un triomphe au Dragon Réincarné. Pensaient-ils assister au glorieux départ de l’armée, en route pour une campagne cruciale ?
— Tu as œuvré intelligemment, roi Darlin, dit Rand. Il était temps que quelqu’un, en Tear, apprenne à exécuter des ordres. Je sais que tes hommes sont impatients, mais ils devront attendre encore un peu. J’espère que tu m’as préparé des quartiers… Il faudra aussi loger les soldats de Bashere et les Aiels.
Darlin plissa le front, perplexe.
— L’Arad Doman n’a donc pas besoin de nous ?
— Ce qu’il faudrait à l’Arad Doman, personne ne peut le lui donner. Tes forces viendront avec moi.
— Bien entendu, seigneur Dragon… Et où irons-nous ?
— Au mont Shayol Ghul.
43
Session à huis clos
Assise sous sa tente, les mains croisées sur son giron, Egwene s’efforçait de contrôler sa stupéfaction, sa rage et son incrédulité.
La rondelette et néanmoins jolie Chesa avait pris place sur un coussin, dans un coin. L’air ravie, maintenant que sa maîtresse était revenue, elle ajoutait des broderies à l’ourlet d’une de ses robes.
À l’intérieur du camp des Aes Sedai, la tente était isolée dans un bosquet. Et ce matin, Egwene ne tolérait que la présence de sa fidèle servante. Un peu plus tôt, elle avait même refusé de recevoir Siuan, pourtant venue s’excuser, si on en jugeait par son air piteux.
La jeune Chaire d’Amyrlin avait besoin de temps pour réfléchir, préparer… et digérer son échec.
Un échec, oui, il n’y avait pas d’autre mot. Provoqué par des tierces personnes, certes, mais qui étaient ses amis et ses partisans. Pour avoir joué un rôle dans ce fiasco, ils essuieraient l’ire de la dirigeante. Mais avant ça, elle devait passer en revue tous ces événements pour déterminer où elle aurait pu faire mieux.
Egwene siégeait dans son fauteuil de bois à haut dossier muni d’accoudoirs sculptés. Sa tente était exactement comme elle l’avait laissée : le bureau bien rangé, les couvertures soigneusement pliées, les oreillers entassés dans un coin, après que Chesa les eut dépoussiérés. On eût dit un musée conçu pour offrir à des enfants un aperçu du passé.
Lors des rencontres avec Siuan dans le Monde des Rêves, Egwene n’aurait pas pu se montrer plus claire. Pourtant, ses alliés avaient encore agi contre sa volonté. Avait-elle été trop secrète ? Un vrai danger, ça. Qui avait entraîné la chute de Siuan…
Longtemps à la tête du réseau d’espions de l’Ajah Bleu, Siuan savait qu’il fallait pratiquer la rétention d’informations. Ce bien précieux, on devait le dispenser, ou le dépenser, avec une extrême parcimonie. Pourtant, si les sœurs avaient connu l’importance des activités de leur dirigeante, les choses auraient peut-être tourné autrement.
Egwene laissa courir ses doigts sur la sacoche accrochée à sa ceinture. À l’intérieur, elle gardait le long artefact récupéré subrepticement dans les réserves de la Tour Blanche.
Était-elle tombée dans le même piège que Siuan ? C’était possible. Après tout, qui l’avait formée, sinon Siuan, justement ? Si elle avait mieux expliqué ce qu’elle comptait faire à la tour, Siuan et ses compères auraient-ils eu l’idée de génie de ne pas s’en mêler ?
Une pente savonneuse, ce raisonnement… De par sa fonction, une Chaire d’Amyrlin devait garder beaucoup de choses secrètes. La transparence était un moyen radical de perdre presque toute son autorité. Mais avec Siuan, Egwene aurait dû être plus communicative. Parce que cette femme était trop habituée à agir de son propre chef. La façon dont elle avait gardé le ter’angreal onirique à l’insu et contre la volonté du Hall suffisait à l’attester. Sur ce plan, Egwene l’avait approuvée, l’encourageant à braver l’autorité.