Et pan dans les dents ! Que Rand réfléchisse donc un peu à ça !
— Mal assuré ? répéta Rand. Oui, tu as raison, il l’est resté. Mais paisible ? Voilà beau temps qu’il ne l’est plus tant que ça.
Donc, Rand avait été en contact avec Perrin dans un passé proche. Comment Cadsuane l’avait-elle su ? Comment Nynaeve avait-elle pu ne rien voir ni entendre ?
— Rand, si Perrin œuvre pour toi, pourquoi gardes-tu le secret ? Je mérite de…
— Je n’ai pas rencontré Perrin, crois-moi et calme-toi ! Je sais certaines choses, c’est tout. Perrin, Mat et moi nous sommes… connectés.
— Comment ? Qu’avez-vous… ?
— Je n’en dirai pas plus, Nynaeve, coupa Rand.
Une fin de non-recevoir nette et franche.
Nynaeve serra de nouveau les dents. Les autres sœurs se vantaient de contrôler leurs émotions, mais elles n’avaient pas souvent affaire à Rand Mur de Glace al’Thor. Sereine, l’ancienne Sage-Dame pouvait l’être – quand elle ne devait pas gérer le type le plus insupportable qui ait jamais glissé ses pieds dans une paire de bottes.
Sous le ciel noir – une sorte de linceul de tourbe –, les deux cavaliers avancèrent en silence. Le point de rendez-vous avec les Frontaliers était un carrefour assez proche. Ils auraient pu Voyager jusque-là, mais les Promises avaient convaincu Rand de s’en tenir à l’approche prudente habituelle.
Franchir un portail était la chose la plus facile au monde. Dans un certain contexte, ça se révélait aussi la plus dangereuse. Si l’ennemi devinait où on comptait émerger, tomber sur une haie d’archers n’avait rien d’un sort enviable. Envoyer d’abord des éclaireurs n’était pas aussi sûr que d’arriver sur un site où personne ne risquait d’avoir monté une embuscade.
Les Aielles apprenaient vite et s’adaptaient encore plus rapidement. Une vraie surprise, ça. Leur désert, mortellement uniforme, n’aurait pas dû les préparer à ça. Cela dit, Nynaeve avait déjà entendu des Aiels tenir le même discours sur les « habitants des terres mouillées ».
Ce carrefour n’était plus fréquenté depuis des années. Si Verin ou une autre sœur marron avait été là, elle aurait su expliquer pourquoi. Tout ce que Nynaeve savait tenait en quelques phrases. Dans un lointain passé, le royaume auquel appartenaient ces terres s’était écroulé. Tout ce qui en restait, c’était Far Madding, une cité indépendante…
Avec le temps, les plus grands royaumes pouvaient disparaître, laissant la place à des champs où les « dirigeants », des fermiers, avaient pour seul programme de faire pousser de l’orge de qualité supérieure. C’était arrivé à Manetheren… et ici. Des voies qu’arpentaient jadis des armées étaient devenues de vulgaires pistes qui auraient bien eu besoin d’un peu d’entretien.
De guerre lasse, Nynaeve laissa Rayon de Lune ralentir assez pour ne plus être au niveau de Rand. Du coup, elle se retrouva avec Narishma, reconnaissable à ses tresses noires où pendaient des clochettes. Comme presque tous les Asha’man, il portait du noir, l’épée et le dragon brillant à son col. En quelques mois, depuis qu’il était lié, il avait beaucoup changé. En lui, Nynaeve ne voyait plus du tout un « garçon ». Désormais, il était un homme, avec la grâce d’un guerrier et les yeux attentifs d’un Champion. Un combattant qui avait vu la mort en face et affronté des Rejetés.
— Narishma, tu es un Frontalier, dit Nynaeve. Tu sais pourquoi ces gens ont abandonné leur poste ?
Sans cesser de sonder les environs, Narishma secoua la tête.
— J’étais le fils d’un cordonnier, Nynaeve Sedai. Sur les dames et les seigneurs, je ne sais rien. (Il hésita.) De plus, je ne suis plus un Frontalier.
Pas besoin d’un dessin… Quoi qu’il arrive, Narishma protégerait Rand, et tant pis pour ses autres allégeances. Une façon de penser très adaptée à un Champion.
— As-tu idée de ce qui nous attend, au moins ?
— Ils tiendront parole, Nynaeve Sedai. Un Frontalier préférerait mourir plutôt que de se parjurer. Ils ont promis d’envoyer une délégation pour négocier avec le seigneur Dragon, et ils s’en tiendront là. Cela dit, je regrette que nos Aes Sedai n’aient pas eu le droit de venir.
Selon les rapports, treize Aes Sedai accompagnaient les troupes des Frontaliers. Un chiffre dangereux. Celui qui était requis pour calmer une femme ou apaiser un homme. En cercle, treize sœurs pouvaient couper n’importe qui de la Source.
Rand avait exigé que quatre de ces sœurs seulement soient présentes dans la délégation. En retour, il s’était engagé à compter dans la sienne le même nombre de personnes capables de canaliser. Deux Asha’man, Nynaeve et lui-même.
Quand le Dragon leur avait interdit de venir, Merise et les autres avaient brandi le poing – enfin, dans la version « Aes Sedai » de la chose, c’est-à-dire à grand renfort de moues désapprobatrices et de questions perfides : « Tu es certain de vouloir faire ça, seigneur Dragon ? »
Du coin de l’œil, Nynaeve remarqua que Narishma était de plus en plus tendu.
— Tu n’as pas l’air de leur faire si confiance que ça…
— La place d’un Frontalier, c’est de surveiller la frontière. Fils de cordonnier, j’étais pourtant entraîné à manier l’épée, la lance, l’arc, la hache et la fronde. Même avant de rallier les Asha’man, en duel, j’étais meilleur que huit soldats du Sud sur dix. Nous vivons pour défendre. Et pourtant, ils sont partis. Avec treize Aes Sedai. (Narishma riva ses yeux noirs dans ceux de Nynaeve.) J’ai envie de leur faire confiance, parce que ce sont des gens de bien. Mais les meilleurs peuvent commettre une erreur. En particulier quand des hommes capables de canaliser sont impliqués.
Nynaeve se tut. Le raisonnement de Narishma se tenait. Mais pourquoi les Frontaliers auraient-ils soudain voulu nuire à Rand ? Depuis des siècles, ils luttaient contre l’expansion de la Flétrissure et les raids des Créatures des Ténèbres. Le combat contre le Ténébreux était marqué au fer rouge dans leur âme. En aucun cas ils ne se retourneraient contre le Dragon Réincarné.
Les Frontaliers avaient un sens de l’honneur bien à eux. C’était parfois frustrant, certes, mais ils étaient ainsi. La dévotion de Lan pour le Malkier – alors que tant de ses compatriotes avaient renoncé à leur identité – n’était pas pour rien dans l’amour que lui portait Nynaeve.
Lan, je trouverai quelqu’un pour t’aider. Tu n’entreras pas seul dans la tanière des Ténèbres.
Alors que la colonne approchait d’une petite colline plus ou moins verdoyante, des éclaireurs aiels apparurent, de retour d’une patrouille. Rand leva une main, ordonnant une halte le temps que les guerriers en cadin’sor, une bonne partie arborant le brassard rouge orné de l’antique symbole des Aes Sedai, soient arrivés jusqu’à lui. Même s’ils avaient couru jusqu’au point de rendez-vous puis en étaient revenus sans pause, les Aiels n’étaient pas essoufflés.
Rand se pencha en avant sur sa selle :
— Ont-ils fait ce que je demandais ? lança-t-il. Pas plus de deux cents hommes et de quatre Aes Sedai ?
— Oui, Rand al’Thor, répondit un des hommes. Ils ont respecté scrupuleusement tes exigences. Mieux que ça, même. Des gens d’honneur…
Dans le ton du guerrier, Nynaeve reconnut la pointe d’humour aiel qui la désorientait tant.
— Où est le problème ? demanda Rand, pas dupe.
— Un homme, Rand al’Thor. Voilà en quoi consiste la délégation. Un homme tout petit, même s’il a l’air du genre à savoir danser avec les lances. Le carrefour est juste derrière la colline.
Nynaeve sonda le lointain. Oui, en plissant les yeux, on distinguait une autre route qui venait du sud. Très probablement, elle croisait la leur derrière la colline.
— C’est quel genre de piège ? demanda Naeff en se portant à la hauteur de Rand. Une embuscade ?